Point de saison sans qu’apparaisse en librairie un inédit posthume signé par un grand nom de la littérature. Les Carnets de captivité d’Emmanuel Levinas, aussi éblouissants qu’émouvants, viennent à peine de paraître chez Grasset – non sans quelques péripéties judiciaires –, en guise de premier volume de ses Œuvres , qu’est annoncé, pour avril chez Gallimard, L’Original de Laura de Nabokov. A chaque parution tonitruante, le même débat ressurgit : faut-il publier tous les fonds de tiroirs (telles les fameuses notes de blanchisserie de Baudelaire) ? Peut-on passer outre les volontés de l’auteur, au motif que les chefs-d’œuvre doivent échapper à leur géniteur (cf. Kafka, Max Bröd et la cheminée restée sur sa faim) ? Restons modestes et attachons-nous à la règle de droit, car le débat moral, littéraire, voire mercantile, serait incessant. Pour mémoire, le droit de divulgation constitue l’un des attributs moraux de tout auteur. Et le Code de la propriété intellectuelle dispose que l'auteur « a seul le droit de divulguer son œuvre »  ; il « détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci » . Le droit de divulgation, c’est donc le pouvoir pour un écrivain de décider seul de la part de son œuvre qui mérite d’être publiée ou de rester sous la forme d’un brouillon conservé avec nostalgie (et, dorénavant, d‘un fichier oublié sur un disque dur). Aucun éditeur ne peut s’emparer du manuscrit pour passer outre le pouvoir propre au créateur de considérer tel ou tel texte comme indigne de sa bibliographie officielle. Cet attribut du droit moral ne doit pas être pris à la légère. Le droit de divulgation s’étend jusqu’aux conditions de la divulgation. C’est ainsi qu’un auteur peut invoquer ce droit moral pour refuser une exploitation sur certains supports. Le 13 février 1981, la Cour d’appel de Paris a jugé, à propos de portraits représentant Jean Anouilh, que si le photographe « avait autorisé Paris-Match à divulguer les cinq photos en cause dans son magazine, il n’a jamais autorisé TF1 à les divulguer par la voie de la télévision » . Ce sont évidemment les morts qui nous intéressent le plus ici : le milieu littéraire s’amuse souvent à faire tourner les tables. Car, perpétuel comme tous les droits moraux, et franchissant donc la frontière du domaine public, le droit de divulgation est transmissible par voie successorale. Le Code l’a expressément prévu : « Après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur. À leur défaut, ou après leur décès, et sauf volonté contraire de l’auteur, ce droit est exercé dans l’ordre suivant : par les descendants, par le conjoint contre lequel n’existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n’a pas contracté un nouveau mariage, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la succession, et par les légataires universels ou donataires de l’universalité des biens à venir. » Bref, il y a toujours quelqu’un pour veiller au grain — en clair, pour autoriser une publication, ou s’y opposer. Mais cet exercice post mortem du droit de divulgation n’est pas laissé au seul libre arbitre des héritiers, tantôt battant monnaie à l’aide de projets d’embryons de synopsis, tantôt rougissant en découvrant un écrit érotique que Papa, pourtant si croyant, a visiblement pris plaisir à griffonner. Notre cher Code prévoit donc le « cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé » . Tout un chacun ou presque est alors apte à saisir la justice pour contester leur décision. Et le juge se détermine en fonction de ce que l’auteur avait pour intention : a-t-il prévu le cas dans son testament, une correspondance, son journal intime (inédit lui-aussi !), une interview ? Las, certains gens de lettres sont restés muets. Et, faute d’indications précises, laissent les juristes impuissants. L’arbitraire – autrement dit l’appétit financier, la pudibonderie, la volonté de servir avec fidélité, etc. – reprend… ses droits. Et le débat d’animer les colonnes des gazettes littéraires comme les dîners en ville.
15.10 2013

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