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Dossier Livres audio : le sourire jusqu'aux oreilles

Le studio d'enregistrement Safe and sound à Paris - Photo Olivier Dion

Dossier Livres audio : le sourire jusqu'aux oreilles

Le livre audio est en pleine ébullition en France où se multiplient les plateformes de vente où émergent de nouveaux éditeurs. Mais les principaux acteurs du secteur ont encore bien des efforts à faire pour élargir une pratique culturelle encore marginale et dépasser le stade du marché de niche. _par Marine Durand

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Par Marine Durand,
Créé le 22.11.2018 à 23h47

L'année 2019 sera celle du marché du livre audio ! » L'exclamation enthousiaste est signée Emilie Mathieu, directrice générale du diffuseur d'ebooks et d'audiobooks e-Dantès. Elle résume l'humeur - au beau fixe - de l'ensemble du secteur. Dans un marché du livre tendu, pousser la porte d'un éditeur de livres audio offre une bouffée d'air salutaire. « Nous n'avons pas encore les chiffres définitifs pour 2018, mais nous partons sur des bases excellentes », affirme Valérie -Lévy-Soussan, la P-DG d'Audiolib. La filiale d'Hachette Livre, qui est aussi le premier éditeur du marché selon les chiffres fournis par GFK (uniquement ventes physiques), a fêté ses 10 ans à coups d'événements marketing et de lectures en librairie étalées sur l'année.

Julie Cartier, Univers poche Editis- Photo OLIVIER DION

Pourtant, c'est le livre audio dématérialisé qui connaît les développements les plus spectaculaires. « En -numérique, par rapport à 2015, nous sommes sur une -progression à trois chiffres. La tendance du podcast nous amène une clientèle nouvelle, les enceintes connectées d'Apple, Google ou Amazon, des perspectives de développement, et aujour-d'hui tout le monde peut écouter des contenus facilement depuis son smartphone », relève la fondatrice d'Audiolib, dont le chiffre -d'affaires se partage de façon égale entre CD et télé-chargement. La partie numérique « a vraiment décollé cette année, nous sommes en hausse de 25 % », confirme Christine Villeneuve aux éditions Des femmes, qui figurent parmi les pionniers du livre lu. Chez Frémeaux et associés aussi, les résultats sont éloquents : + 1 % en vente physique, + 25 % en numérique. Pour la première fois en 2019, Patrick Frémeaux, producteur de musique qui s'est -diversifié dans le livre audio au milieu des années 2000, -publiera certains de ses titres uniquement au format numérique.

Laure Saget, Madrigal- Photo OLIVIER DION

Nouveaux acteurs

La popularité du livre audio en téléchargement va de pair avec les usages dans la musique. Mais elle est évidemment portée par les plateformes de ventes numériques qui ont -investi le marché français depuis le début de l'année. A côté du mastodonte Audible, propriété d'Amazon, et de son abonnement à 9,95 euros donnant droit à un titre par mois, il faut compter depuis janvier avec Google Play Livres, et ses achats à l'acte. Le canadien Kobo, filiale du groupe Rakuten, a aussi choisi le modèle de l'abonnement (9,99 euros/mois), et s'est adossé à son partenaire de longue date, Fnac, ainsi qu'à la force de frappe d'Orange, pour lancer son offre en avril. Bilan à J+7 mois ? «  On constate un très fort intérêt du public. Je suis confiant dans la capacité de production des éditeurs », répond Jean-Marc Dupuis, directeur général Europe et vice-président chargé du développement monde de Kobo. Apple a profité de sa mise à jour iOS12 pour re-designer en septembre son application de livres numériques, baptisée Apple Books. Elle propose dans cette nouvelle version un onglet séparé pour le livre audio. Et il faut ajouter à cela le dynamisme des petits acteurs, comme Book d'Oreille, unique «  audiolibrairie Made in France » qui milite contre les formats propriétaires des géants de la Silicon Valley, ou le e-libraire Bookeen, qui s'est aussi diversifié. Seul le néerlandais BookChoice, qui avait annoncé son intention de pénétrer le marché français, a finalement renoncé, n'ayant pas trouvé de partenaires pour le soutenir. Pas de quoi refroidir Julie Cartier, la directrice de Lizzie, qui « arrive au moment où le marché se développe vraiment ». Le label de livre audio d'Editis, lancé en juin, est le dernier « gros » arrivant du secteur. Julie Cartier assume sa position de challenger, et se concentre sur la constitution de son catalogue, au rythme soutenu de 200 nouveautés par an. Objectif d'ici à 2020-2021 : prendre la place de numéro 3 sur le marché. Côté production, Madrigall, dont la collection « Ecoutez Lire » fête ses 15 ans l'an prochain, met aussi un coup d'accélérateur, et passe de 50 à 80 titres par an : «  Nous allons également optimiser les cessions de droits pour toutes les maisons du groupe, et je prévois quelques achats », éclaire Laure Saget, la directrice du département depuis juin. Convaincue, comme beaucoup, que le marché «  va continuer à croître », sur le modèle de la croissance exponentielle du livre audio aux Etats-Unis.

Valérie Lévy-Soussan, Audiolib- Photo OLIVIER DION

Aller chercher le lecteur

Tout le milieu a les yeux rivés sur le marché américain, et se prend à rêver des 30 % de croissance de l'audiobook aux Etats-Unis. Sauf que la France, où le livre audio représente 1 % du marché total, est encore loin de la démocratisation à l'œuvre au pays de l'Oncle Sam. «  Mes collègues les plus jeunes vous diront qu'on a trois ans de retard sur les Etats-Unis, mais en réalité, on a vingt ans de retard », assène Arnaud Mathon, président de Sixtrid. Autrefois distributeur de livres audio via sa plateforme Sixtrid.com, il s'est recentré sur sa fonction d'éditeur, et se trouve déjà «  au maximum de [s]a capacité » avec 35 à 40 nouveautés par an. Sans voir d'un mauvais œil l'effervescence actuelle, il redoute déjà le déséquilibre «  entre une offre qui croît de 35 % environ, et une demande qui culmine autour de + 5 % ». Emilie Mathieu, qui édite des audiolivres numériques depuis trois ans via la marque Hardigan de E-Dantès, craint elle aussi la surproduction, et remarque que le lectorat «  n'a pas explosé ». En 2017, quatre Français sur cinq n'avaient encore jamais écouté de livre audio, selon une étude d'Ipsos pour le Syndicat national de l'édition. Le défi de ce secteur, qui s'appuie sur une pratique culturelle peu installée, reste de déclencher la première expérience d'écoute, avant d'installer l'usage via une fidélisation des audiolecteurs.

Leviers de croissance

Les éditeurs sont encore nombreux à miser sur le live audio au format CD, et à sa présence en librairie. «  On reprend les couvertures du grand format, identifiables par les libraires, et on tente de la PLV pour les titres de Marc Levy », indique Liza Faja, directrice adjointe de Lizzie. «  Je ne crois pas à la disparition du support physique », abonde Patrick Meadeb, dirigeant de Sonobook. L'éditeur bordelais a commencé à proposer l'an passé des livres audio sur clé USB, «  très mal accueillis par la profession », mais qui finiront pas s'imposer, espère-t-il. Pour Patrick Frémeaux, «  il faut se démarquer du podcast, car on vend un temps d'usage identique ». En 2019, il lance une collection, en partenariat avec Les Belles Lettres, de textes antiques (Le banquet de Platon, l'Iliade d'Homère) lus par de « grands comédiens ». Ressort traditionnel de l'édition de livres audio, le recours à des personnalités du cinéma ou du théâtre en studio continue à faire ses preuves. Isabelle Huppert ou Catherine Deneuve aux éditions Des femmes, Denis Podalydès chez Thélème, « Ecoutez Lire » et Audiolib... «  Cela donne des produits un peu plus "brillants", efficaces pour attirer l'attention sur des titres de référence », remarque Valérie Lévy-Soussan. Pour Madrigall, il est aujourd'hui primordial de viser la simultanéité avec le grand format, pour que le livre audio, encore timide dans les médias, bénéficie de la promotion du papier. Audible, qui produit aussi ses propres titres, mise sur une autre expérience d'écoute, et se réjouit des bons résultats de ses séries originales omnisonores, «  toutes entrées dans les meilleures ventes », selon Constanze Stypula, directrice générale France. La prochaine saga, Le village, divisée en huit titres de 54 minutes et inspirée du jeu vidéo Minecraft, visera pour la première fois les 8-12 ans.

Enfin, tous les genres ne se prêteraient pas avec le même succès au passage en audio. Les littératures de l'imaginaire, grâce aux univers forts qu'elles dessinent, sont de plus en plus plébiscitées, tout comme le polar, « à condition de ne pas verser dans le trop gore, difficilement supportable en audio », selon Patrick Meadeb. Madrigall compte se lancer dans la science-fiction, Lizzie testera prochainement la fantasy. Audiolib joue l'événement avec une « BD audio » Astérix, Sixtrid veut conquérir de nouveaux audiolecteurs avec une collection d'histoire. Et tous constatent, unanimement, les bonnes performances du développement personnel.

Le juste prix

Pour Emilie Mathieu, le développement massif du livre audio n'aura pas lieu sans une réflexion sur son prix. L'abonnement, attractif pour le consommateur, inquiète auteurs et éditeurs, qui y voient la première marche vers une « netflixisation » du livre. Quant à l'achat à l'acte, autour de 20 euros pour le CD, plus proche de 15 euros pour le téléchargement, il reste psychologiquement cher. « Les abonnements Audible et Kobo ont institutionnalisé le fait qu'un livre audio vaut 9,90 euros, alors que cela coûte cher à produire, entre 3 000 et 15 000 euros selon la longueur », regrette Olivier Carpentier de Book d'Oreille. Selon Laure Saget, il va falloir trouver dans les années à venir le bon «  prix ressenti » dans le numérique, celui que les auditeurs sont prêts à payer pour un livre non physique. Pour les éditeurs, cela signifiera peut-être réduire sa marge, pour gagner des parts de marché. W

En studio avec Lizzie

Niché dans une cour du Marais, à Paris, le studio d'enregistrement Safe and Sound semble réservé aux initiés. C'est là qu'en cette matinée d'octobre Liza Faja retrouve Gaëlle Savary pour la deuxième session d'enregistrement de La femme à la fenêtre de A. J. Finn, prévu chez Pocket en mars. «  J'adore votre voix, toute l'équipe a eu un coup de cœur », souffle la directrice adjointe de Lizzie. La comédienne, qui double notamment Sofia Vergara dans la série Modern family, n'a qu'une poignée d'enregistrements de livres audio à son actif. Mais le charme opère lorsqu'elle se fond dans la personnalité de la narratrice, une New-Yorkaise divorcée, ou qu'elle module son timbre de voix pour coller aux interventions d'un adolescent. L'enregistrement, six heures dans la journée pour trois heures d'écoute, est aussi l'occasion d'échanges passionnés sur la langue française avec l'ingénieur du son. Faut-il faire entendre le t de «  en fait » ? Pourquoi a-t-on l'habitude de mal prononcer « dégingandé » ? En dix ans, Eric Breia, le directeur du studio, a développé une réelle expertise dans le livre audio, alors qu'il se destinait à la musique. Il travaille aujourd'hui avec tous les éditeurs du marché. Une opportunité devenue un pilier de son activité, puisqu'elle représente 90 % de son chiffre d'affaires.

BiblioStream démocratise le livre audio dans les bibliothèques

Encore en cours de développement en France, le prêt public de livres audio dématérialisés en bibliothèque apparaît comme un important relais de développement. Le service BiblioStream, soutenu par le CNL, devrait permettre les premiers prêts très prochainement.

Olivier Carpentier, Book d'Oreille- Photo OLIVIER DION

C'était l'un des thèmes phares de la première -journée inter-professionnelle du livre audio, au mois de juin : comment s'emparer du prêt de livre audio dématérialisé, qui représenterait un débouché supplémentaire non négligeable pour les éditeurs ? Si le Québec, via l'association Bibliopresto, propose l'accès aux livres audio en bibliothèque -depuis mai, « on ne trouve pas, aujourd'hui, d'équivalent à taille industrielle dans une bibliothèque française », remarque Eric Marbeau. Le responsable partenariat et diffusion numérique du groupe Madrigall souligne l'attente du côté des biblio-thécaires dans l'Hexagone, et rappelle « qu'historiquement les usagers des média-thèques sont friands de livres audio  ». Sous son impulsion, Gallimard a été l'un des premiers éditeurs à fournir des fichiers numériques de livres lus pour la phase d'expérimentation de BiblioStream. Ce projet est depuis près de deux ans dans les tuyaux de la librairie en ligne Book d'Oreille. Pour Olivier Carpentier, son fondateur, il était presque naturel de se positionner pour proposer une telle offre. «  Nous avons plutôt la cote chez les bibliothécaires et auprès des clubs de lecture, parce que nous sommes la -dernière plateforme française, et parce que nous ne proposons que du format MP3 -parfaitement inter-opérable, loin des -fichiers captifs proposés par les Gafa. » Dernier atout de Book d'Oreille, -selon son fondateur : « Nous sommes les seuls à -respecter les normes d'accessibilité pour les non-voyants et les dys. »

Deux modèles pour les éditeurs

Conçu comme un player web dédié aux livres audio, BiblioStream est un outil «  compatible à la fois avec les portails des bibliothèques et les contraintes des éditeurs », décrit le Lillois Olivier Carpentier, qui a -bénéficié d'une subvention de la région Hauts-de-France via Pictanovo, et d'une aide du Centre national du livre. Concrètement, le bibliothécaire peut effectuer, au sein de l'offre mise à disposition par les éditeurs, une sélection pour ses usagers. Ces derniers accèdent à leurs contenus en streaming, ce qui évite les contraintes de DRM et le stockage des fichiers téléchargés, et peuvent les consulter sur place ou en mobilité, sur ordi-nateur, tablette ou mobile. Lors d'une journée d'étude ouverte au public en juin 2017, la bibliothèque municipale de Lille, optimiste sur le service, pointait le livre audio en streaming comme une « occasion de repenser la médiation d'un format encore "mineur" ».

Après une phase de test en 2016, et une période dédiée à de la -pédagogie - « il n'existait pas de ligne de budget livre audio dans les comptes des municipalités » -, Biblio-Stream a signé cette année un partenariat avec quelques bibliothèques. Le service fonctionne suivant deux modèles : le premier, de type PNB, autorise un nombre -limité de prêts par références. Les bibliothèques achètent un certain nombre de crédits qu'elles répartissent dans leur réseau. Le second n'inclut pas de limite de prêt, mais n'autorise pas la simultanéité. Un même livre audio peut donc être prêté des milliers de fois, mais qu'à une personne à la fois. « Ce sont deux stratégies pour créer la rareté, et permettre aux éditeurs d'y trouver leur compte », résume Olivier Carpentier. Le choix du -modèle, le montant de l'achat, l'ensemble des conditions de prêt sont laissés à la discrétion de l'éditeur. Cette « toute-puissance » ferait d'ailleurs déjà grincer des dents en bibliothèque. Le fondateur de Book d'Oreille espère cependant que les éditeurs sauront « rectifier d'eux-mêmes le tir » en cas de tarifs trop élevés. W

Les 50 meilleures ventes de livres audio

Fort de ses 64 % de parts de marché (CD uniquement), Audiolib domine le top des meilleures ventes de livres audio. Sur 50 titres, 38 ont été produits par la filiale d'Hachette Livre, tandis que Gallimard, avec sa collection « Ecoutez Lire », tire son épingle du jeu et place 9 livres audio dans le classement. On trouve dans ce top 50 trois types d'ouvrages : les best-sellers au format papier, qui font aussi des bests en livres à écouter, de La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben (1er) à La tresse de Laetitia Colombani (4e), en passant par les différents tomes d'Une amie prodigieuse d'Elena Ferrante. La méditation (Habiter mon corps de Fabrice Midal, 11e, Méditer jour après jour de Christophe André, 16e) gagne aussi à être écoutée, tandis que quelques œuvres patrimoniales parviennent à séduire les audiolecteurs : les lectures de Proust, Hugo et Madame de Lafayette par Guillaume Gallienne, issues de l'émission « Ça peut pas faire de mal » sur France Inter, portent l'année de Gallimard, avec les Correspondances d'Albert Camus et Maria Casarès, par Lambert Wilson et Isabelle Adjani.

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