SéRIE NOIRE DANS L'éDITION 1/5

Jack Thieuloy contre les "tontons bâfreurs"

ILLUSTRATION DE VINCENT VANOLI

Jack Thieuloy contre les "tontons bâfreurs"

Petite société plutôt feutrée et protégée, passablement endogène, le monde du livre n'est pas à l'abri des faits divers les plus prosaïques. Nous entamons ici une série de cinq histoires plus ou moins criminelles, toujours révélatrices des passions et des crispations qui se jouent dans les coulisses de Saint-Germain-Prés. Pour commencer, l'histoire de Jack Thieuloy, l'anti-Goncourt.

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Par Daniel Garcia,
Créé le 11.10.2013 à 19h29 ,
Mis à jour le 16.02.2015 à 12h43

"Il vaut mieux passer une semaine seul, avec Montaigne, qui me donne tout sauf de l'argent, qu'avec un quelconque employeur qui ne me donnera rien, sauf de l'argent." JACK THIEULOY- Photo SGDL

Qui se souvient de Jack Thieuloy ? Bien peu de gens, apparemment. « Je ne sais même plus qui était Jack Thieuloy », confesse Bernard Pivot, qui l'avait pourtant reçu, à l'automne 1974, sur le plateau d'« Ouvrez les guillemets », où Thieuloy s'en était violemment pris à la maison Gallimard, traitant son fondateur, Gaston Gallimard, d'« escroc ». Ce premier éclat fut suivi de quelques autres, plus tonitruants, qui envoyèrent Thieuloy tout droit à la prison de la Santé. Le Landerneau germanopratin était alors en pleine ébullition post-soixante-huitarde : statut des auteurs, moralité des prix littéraires... un climat de contestation était né, dont Thieuloy se retrouva le héros éphémère. Un vaste mouvement de soutien exigea sa libération. Thieuloy n'en retira pourtant aucune gloire. Ses livres suivants parurent dans l'indifférence de la critique et du public. Il est mort en 1996. Depuis, c'est le silence et l'oubli.

«J'ai payé un lourd tribut, sans doute sans exemple, à la foi et à la fidélité littéraires », écrit Thieuloy dans le manuscrit (inédit) de Nocturnal, qui fait partie de sa succession (lire page 24). La littérature, Thieuloy lui avait en effet tout sacrifié. «Il vaut mieux passer une semaine seul, avec Montaigne, qui me donne tout sauf de l'argent, qu'avec un quelconque employeur qui ne me donnera rien, sauf de l'argent », écrit-il encore dans Nocturnal. Mais la littérature s'est montrée bien ingrate de tant de dévotion.

Sa « malédiction », qui le poursuit par-delà la mort, Jack Thieuloy l'imputait à ses origines sociales. Il était né, en février 1931, à Beaucaire (Gard), dans une famille de petits agriculteurs. Brillant élève, il passe son bac à 17 ans, s'inscrit en hypokhâgne à Marseille, débarque ensuite à Paris, pour suivre les cours de la Sorbonne. Mais la fac « l'ennuie ». Il résilie son sursis, s'engage dans les parachutistes et part en Algérie. Les atrocités de la guerre lui ouvrent les yeux. Il adhère au PCF, écrit des articles pro-FLN dans des revues anarchistes qui lui vaudront un passage en conseil de discipline et 350 jours d'arrêts de rigueur.

Contre la triade Galligrasseuil.

De retour à Paris, il vivote de petits boulots, voyage, écrit. En avril 1970, la chance lui sourit enfin. Gallimard accepte de publier le récit de son périple en Inde. « Poignées de main, félicitations de Gaston, Robert et Claude », raconte Thieuloy dans Un écrivain bâillonné, autre manuscrit inédit. L'Inde des grands chemins paraît à l'automne suivant. Gallimard attend beaucoup de ce livre, dont l'auteur est lancé comme un « Kerouac à la française ». Il s'en vendra 10 000 exemplaires. Joli score. «Mais Gallimard espérait 100 000 », assure Thieuloy dans Un écrivain bâillonné. Il croit tenir là l'explication de sa fâcherie avec l'éditeur déçu. Désormais, « Gaston lui tourne le dos ». Son manuscrit suivant, récit cette fois d'un périple en Amérique, est refusé. Grasset le récupère.

Le bible d'Amérique paraît à l'automne 1974 et déjà Thieuloy est en bisbille avec Grasset. Non sans raison : son manuscrit a été coupé et « corrigé » sans qu'il en ait été averti. Le ton monte. Un jour, Thieuloy dégaine même un pistolet devant le P-DG, Jean-Claude Fasquelle - qui ne portera pas plainte. Durant l'été 1975, Thieuloy se persuade que le milieu est définitivement « pourri et corrompu ». Il a l'idée d'un « Comité de défense des écrivains ». Thieuloy, pour le coup, n'est pas isolé. Ils sont un certain nombre à penser, comme lui, que les écrivains sont pressurés par les éditeurs. La contestation n'épargne pas les prix littéraires, dont les jurés sont accusés d'être vendus à la triade « Galligrasseuil ». Bref, l'ambiance est à la contestation. Jean-Edern Hallier, en opportuniste avisé, espère en recueillir les fruits. Il a vu l'éclat de Thieuloy chez Pivot. Il a eu vent de l'histoire du pistolet chez Grasset. «Hallier a compris l'intérêt qu'il pourrait tirer d'une alliance avec quelqu'un comme Thieuloy », résume Henri Choukroun, alors jeune avocat, qui comptait Hallier parmi ses premiers clients.

Le GICLE passe à l'action.

Hallier et Thieuloy se rencontrent à la fin de l'été 1975. Thieuloy a-t-il été, comme le pensent certains, manipulé par Hallier, grand bourgeois qui le fascinait ? Le portrait au vitriol que Thieuloy dresse d'Hallier dans Un écrivain bâillonné montre au contraire qu'il n'était pas dupe du personnage. Disons plutôt que ces deux-là s'étaient trouvés. Hallier persuade Thieuloy de transformer son « Comité de défense des écrivains » en « GICLE » (Groupe d'information, culture, livre, édition). Et de passer à l'action. Le 16 octobre 1975, un engin incendiaire est déposé sur le paillasson de Georges Charensol, fondateur du prix Renaudot. Le dispositif, heureusement, n'a pas fonctionné. Le 19 octobre, un engin analogue est découvert sur le paillasson de Matthieu Galey, membre du comité de lecture de Grasset. Nouveau ratage. Le 22 octobre, Michel Tournier, juré Goncourt, est la cible d'un « attentat ketchup » à sa sortie de chez Drouant, où il s'est vu remettre la Légion d'honneur par Armand Lanoux, tandis que des tracts signés du GICLE réclamant « un Goncourt honnête ou plus de Goncourt » sont dispersés place Gaillon. Le 25 octobre, enfin, un troisième engin incendiaire est déposé sur le paillasson de Françoise Mallet-Joris, autre jurée Goncourt et pilier de la maison Grasset. Cette fois, un début d'incendie se déclare dans la cage d'escalier. La fumée ravage plusieurs appartements. La machine judiciaire se met en branle.

Sauver le soldat Thieuloy.

Thieuloy est arrêté. Les preuves matérielles l'accablent. Quel jeu joue alors Hallier ? Le rapport d'instruction explique qu'il a demandé « à être entendu pour témoigner, en des termes d'ailleurs très sibyllins ». Le rapport fait également état d'une lettre d'Hallier adressée à Hervé Bazin, président du Goncourt, pour l'avertir qu'il projetait de mener « une chaude guérilla » contre les prix littéraires, mais qu'il « craignait d'être débordé par sa base » (sic !). Le 3 novembre 1975, « la base » est internée à la prison de la Santé. La presse s'empare de l'affaire. Les témoignages de soutien à Thieuloy affluent. Même Jean Dutourd, qui n'a pourtant rien d'un révolutionnaire, moque, dans France Soir (1), « les tontons bâfreurs de la place Gaillon, qui ont fait fourrer à Sainte-Pélagie le petit Thieuloy qui leur jouait de vilains tours ». Hallier récupère le tapage à son profit. Il décerne, en plein journal de 13 heures d'Yves Mourousi, le prix « Anti Goncourt » à Thieuloy, pour La geste de l'employé, un texte écrit par Thieuloy en 1958, et qu'Hallier se propose d'éditer dans la maison qu'il vient de créer.

Le 6 décembre, dans l'appartement d'Yves Navarre, quai des Célestins, neuf écrivains (dont Lucien Bodard, qui avait préfacé L'Inde des grands chemins, Marie Cardinal, Jean Guenot et François Châtelet), vite rejoints par beaucoup d'autres, créent le Self, Syndicat des écrivains de langue française, qui se propose de mener « une action radicale au service des écrivains », et prévoit notamment de mettre en place « un système de défense, en cas de poursuites judiciaires, tant pénales que civiles ». La première mission du Self est commandée par l'urgence : il faut sauver le soldat Thieuloy. Henri Choukroun, avocat de Thieuloy, se fâche alors avec Hallier : «Il voulait que Thieuloy reste en prison, parce qu'il trouvait que ça faisait une bonne publicité pour La geste de l'employé, qui devait paraître en février. »

Whisky, saucisson et petite guenon.

Thieuloy est libéré le 17 janvier 1976. Une petite troupe l'accueille à sa sortie, et Hallier entraîne tout le monde fêter l'événement au PLM Saint-Jacques. Mais Thieuloy n'en a pas fini avec la prison. Il y retourne dès le 24 mars 1976 pour avoir allumé un engin incendiaire à la porte d'un Monoprix où il avait été surpris en train de voler une bouteille de whisky et deux saucissons. Malgré cette récidive, les écrivains le soutiennent encore massivement, et plusieurs joueront les témoins de moralité à son procès. Thieuloy est définitivement libéré le 2 août 1976. Il en termine avec ses démêlés judiciaires en décembre 1977 par une condamnation à une peine de prison avec sursis. Son « expertise mentale » a plaidé en sa faveur : « Thieuloy apparaît comme un homme de lettres dont la personnalité est caractérisée par une intelligence normale mais qui ne cultive pas toujours la rigueur et par une affectivité sans dispositions véritablement pathologiques, marquée toutefois de tendances à "l'incomplétude" que le sujet compense par des attitudes outrancières facilitées, selon les experts, par les cénacles littéraires de tendance contestataire où il évolue. »

Après sa « guérilla », Jack Thieuloy ne fera plus jamais parler de lui. Le milieu littéraire s'empressera de l'oublier. Il lui restera l'affection de Chichi, le chimpanzé femelle qui partagea sa vie pendant vingt-cinq ans.

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