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Le Boléro et la durée des droits

Le Boléro et la durée des droits

Entrer dans le domaine public est une question de durée après la mort de l'auteur. Maisle calcul n'est pas aussi simple.

Maurice Ravel a, en théorie, rejoint le domaine public en 2016. Las, en 2018, les ayants-droits d’Alexandre Benois, peintre et décorateur, ont assigné la Sacem pour se voir reconnaître des droits sur le Boléro. 

Ils estiment que leur ancêtre a collaboré à cette création , qui date de 1928. Tout l’intérêt de cette procédure à laquelle les héritiers de Ravel semblent désormais favorables ? Benois étant mort en 1960, le Boléro serait alors protégé jusqu’en 2039. 

Pour bien comprendre ce mécanisme, il faut se pencher à nouveau sur le régime de la durée des droits d’auteur.

Car, si un droit de propriété, sur un terrain par exemple, peut être perpétuellement transmis d’héritier en héritier, la propriété littéraire et artistique connaît ce qu’il est convenu d’appeler le « domaine public ». Il s’agit là d’une exception notable au droit de propriété qu’est le droit d’auteur. Le droit d’auteur se distingue donc de toute autre forme de propriété, notamment en ce que cette propriété est limitée dans le temps.

Précisons d’emblée que cette limitation concerne les seuls droits patrimoniaux et en aucun cas les droits moraux, qui sont perpétuels et ne tombaient jamais dans le « domaine public  ».

Durée de principe
 
La durée de principe, c’est-à-dire celle qui a vocation à s’appliquer sauf exception, est délimitée à l’article L. 123-1 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) : « L’auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire. Au décès de l’auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent. »

A priori, la protection est donc accordée jusqu’au 31 décembre de l’année du soixante-dixième anniversaire de la mort de l’auteur.

Aucune tolérance n’est due au fait qu’un auteur n’a pas agi pendant un certain temps pour faire valoir ses droit. En revanche, il a déjà été jugé, à propos des Fleurs du mal, que ce n’est pas parce qu’un auteur a été privé d’une période d’exploitation de son œuvre, celle-ci ayant été interdite, qu’il peut revendiquer une prorogation le jour où l’autorisation de mise sur le marché lui est redonnée.

Il est par ailleurs à noter que la législation sur les bases de données, insérée au CPI, prévoit que le droit spécifique (qui peut se cumuler avec le droit d’auteur classique) expire quinze années après l’achèvement de la base (article L. 342-5 du CPI).

La durée de principe était auparavant de cinquante années post mortem auctoriset a été modifiée en vertu d’une directive communautaire en date u 29 octobre 1993, dont l’entrée en vigueur était prévue au plus tard le 1er juillet 1995. Elle a cependant été transposée par la France en droit interne avec deux années de retard, par une loi du 27 mars 1997, aujourd’hui intégrée au CPI.

Résurrection des droits

En vertu de ces dispositions, la « résurrection » des droits portant sur certains auteurs tombés, en France, dans le domaine public bénéficie aux seules œuvres qui étaient encore protégées dans au moins un État de l’Union européenne au 1erjuillet 1995 – et non au 1er janvier 1995 comme publié par erreur dans un premier temps par le Journal officiel.
Cela revient, en pratique, à protéger à nouveau sur le territoire français des auteurs qui avaient rejoint ces dernières années le domaine public.

Il ne faut pas oublier que les compositions musicales, avec ou sans paroles, étaient déjà protégées depuis 1985 pendant une période de soixante-dix ans après la mort de leur auteur. Même si la jurisprudence ne s’est pas prononcée sur cette question, il semble qu’en présence d’une œuvre de collaboration entre un musicien et un parolier le travail de ce dernier bénéficiait d’une durée de protection post mortemjusque-là tout à fait ordinaire, soit cinquante années.

De nombreuses règles particulières dérogent encore en France à la durée de soixante-dix ans après la mort de l’auteur. Les œuvres de collaboration – comme le serait le Boléro - sont protégées pendant une durée de soixante-dix ans après la mort du dernier survivant des collaborateurs (article L. 123-2 du CPI). Cette protection bénéficie aux ayants droit des deux auteurs. Pour les ayants droit d’un collaborateur déjà tombé dans le domaine public, elle ne porte bien entendu que sur l’œuvre de collaboration.

Un second alinéa a été ajouté à l’article L. 123-2 du CPI par la loi du 27 mars 1997 et qui dispose : « Pour les œuvres audiovisuelles, l’année civile prise en considération est celle de la mort du dernier vivant des collaborateurs suivants: l’auteur du scénario, l’auteur du texte parlé, l’auteur des compositions musicales, avec ou sans paroles spécialement réalisées pour l’œuvre, le réalisateur principal. » La mort de l’auteur de l’œuvre originelle, qui figure dans la liste des coauteurs présumés de l’œuvre audiovisuelle, telle que délimitée à l’article L. 113-7 du CPI, semble avoir été écartée par le législateur de 1997.

Œuvres collectives

Pour les œuvres collectives, comme pour les œuvres anonymes ou pseudonymes, en revanche, il s’agira d’une période de soixante-dix ans à partir du 1erjanvier de l’année de la publication. Et l’article L. 123-3 de préciser : « Au cas où une œuvre pseudonyme, anonyme ou collective est publiée de manière échelonnée, le délai court à compter du 1erjanvier de l’année civile qui suit la date à laquelle chaque élément a été publié. » La loi du 27 mars 1997 a cependant abrogé l’alinéa qui précisait à cet égard que: « Toutefois, si la publication est entièrement réalisée dans un délai de vingt ans à compter de la publication d’un premier élément, la durée du droit exclusif pour l’ensemble de l’œuvre prend fin seulement à l’expiration de la cinquantième année suivant celle de la publication du dernier élément. » Cette disposition concernait au premier chef les encyclopédies ou les ouvrages du type Histoire de… publiés en plusieurs tomes. L’éditeur avait donc jusqu’ici tout intérêt à réfléchir aux conséquences qui limitent fortement, pour les ouvrages de fond, la possibilité d’un retour sur un investissement à long terme… Sur ce point, les instances communautaires ont donc simplifié la règle en n’admettant la protection sur soixante-dix ans qu’élément par élément et au fur et à mesure de leur publication.

L’article L. 123-3 du CPI précise que « la date de publication est déterminée par tout mode de preuve du droit commun, et notamment par le dépôt légal ».

Pour ce qui concerne l’œuvre anonyme ou sous pseudonyme, il faut également rappeler que si le pseudonyme est transparent au point que l’identité réelle de l’auteur ne fait aucun doute (San Antonio pour Frédéric Dard, par exemple), l’œuvre connaît une durée de protection conforme à celle du régime général.

Les œuvres posthumes suivent le régime normal d’une durée de soixante-dix ans à compter du décès de leur auteur et bénéficient aux ayants droit de l’auteur, sauf lorsque la publication intervient après l’extinction de la protection des droits de l’auteur. En ce cas, « la durée du droit exclusif est de vingt-cinq années à compter du 1er janvier de l’année civile suivant celle de la publication » et le droit d’exploitation « appartient aux propriétaires, par succession ou à d’autres titres, de l’œuvre, qui effectuent ou font effectuer la publication ».

Les guerres n’ont pas été sans influence sur la durée de protection par le droit d’auteur français (le droit belge connaît des dispositions similaires). Pour pallier l’impossibilité d’exploiter correctement un ouvrage en période de guerre, l’article L. 123-9 du CPI proroge d’un temps égal à celui qui s’est écoulé entre le « 3 septembre 1939 et le 1er janvier 1948, pour toutes les œuvres publiées avant cette date et non tombées dans le domaine public à la date du 13 août 1941 ». Au total, il convient donc de rajouter huit ans et cent vingt jours à la durée de protection de l’œuvre concernée.

La Première guerre mondiale

Quant à la Première Guerre mondiale, il faut se référer à une loi du 3 février 1919, dont les dispositions ont été codifiées sous l’article L. 123-8 du CPI. Elle prolonge de six ans et cent cinquante-deux jours la durée de protection des œuvres publiées entre le 2 août 1914 et la fin de l’année qui suivra le jour de la signature du traité de paix (c’est-à-dire le 31 décembre 1919) et qui ne sont pas « tombées dans le domaine public le 3 février 1919 ».

Le cumul des deux prorogations reste bien entendu possible pour les œuvres publiées avant la Première Guerre mondiale. Mais il va de soi que ce cumul s’appliquera de plus en plus rarement. De plus, une jurisprudence Monet de 2004 en remet partiellement en cause le principe même.

L’article L. 123-10 dispose également qu’une prorogation particulière de trente ans s’ajoute à la durée de protection lorsque l’acte de décès prouve que l’auteur est « mort pour la France ». Un arrêté du ministre chargé de la Culture peut avoir les mêmes effets si l’acte de décès n’a été ni dressé ni transcrit en France.

Il est à noter que la jurisprudence avait fini par faire bénéficier les éditeurs de ces prorogations, lorsque les contrats établis avant leur adoption faisaient seulement référence à la durée des droits de propriété littéraire et artistique.

En théorie, ces prorogations ne devraient pas profiter aux inédits posthumes. La jurisprudence semble cependant un peu erratique sur ce point.

Par ailleurs, l’absence totale de référence à ces prorogations particulières reste une des difficultés essentielles engendrées par la loi du 27 mars 1997 sur la prolongation de la durée des droits. 

Le seule certitude des ayants-droits reste que la chute dans le domaine public est souvent vécue comme une seconde mort. 
 
 

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