Jeunesse

On connaît tous les dessins de Claude Ponti, de Maurice Sendak, de Solotareff. On sait moins qui se cache derrière les couvertures colorées de L’Ecole des loisirs qui fêtera en 2015 son jubilé. Comme toutes les bonnes maisons, l’éditeur pour la jeunesse n’aime pas s’exposer et s’est toujours caché derrière ses auteurs. C’est pourtant une belle histoire de famille, plutôt exemplaire, puisque les Fabre et les Delas qui ont contribué à sa fondation sont toujours à sa tête, avec aujourd’hui aux commandes la 3e et la 4e génération.

Le directeur général Louis Delas, entouré de Karine Caëtano, directrice de la diffusion et de Nathalie Brisac, responsable de la communication.- Photo O. DION

Issue des éditions de l’Ecole, spécialisées dans les manuels scolaires pour les établissements privés, fondée en 1922 par Raymond Fabry, rejoint en 1942 par son gendre Jean Fabre, L’Ecole des loisirs a vu le jour en 1965 sous l’impulsion de Jean Fabre, de Jean Delas (petit-fils du fondateur) et d’Arthur Hubschmid. Cette époque d’effervescence pour la littérature de jeunesse (naissent en même temps Gallimard Jeunesse, créé par Pierre Marchand, les premières bibliothèques jeunesse et librairies sorcières, le Crilj, le magazine Pomme d’api, La Revue des livres pour enfants) lui a permis de nouer des liens privilégiés avec nombre de prescripteurs.

Arthur Hubschmid, directeur général des éditions, et Christelle Renault, éditrice et directrice artistique.- Photo O. DION

Direction collégiale

L’Ecole des loisirs appartient aujourd’hui à 100 % au holding Nova Groupe, créé en 2008, dont le président est Jean Delas. Son neveu, Jean-Louis Fabre, est P-DG de L’Ecole des loisirs et son fils, Louis Delas, est le directeur général, tandis que Guillaume Fabre (fils de Jean-Louis) est directeur adjoint. "C’est une direction collégiale dans laquelle chacun a son tempérament, ses compétences, et ses prérogatives", précise Louis Delas. Ainsi Jean-Louis Fabre et Louis Delas, tous deux diplômés d’économie-gestion de l’université Paris-Dauphine, sont-ils respectivement chargés de la gestion et des finances, avec le personnel et la logistique pour le premier, le commercial et la communication pour le second. Tandis que Guillaume Fabre, après Sup de co Grenoble, s’occupe du développement, des clubs et du numérique.

L’Ecole des loisirs est un mini-groupe, constitué de deux maisons, L’Ecole des loisirs et Rue de Sèvres, créée en 2013 à l’initiative de Louis Delas et spécialisée dans la bande dessinée. Il contrôle aussi trois librairies Chantelivre, à Paris (fondée en 1974), à Issy-les-Moulineaux (2001) et à Orléans (2009), développées avec Pierre-Gilles Flacsu, véritables "laboratoires" pour la maison d’édition et des clubs. Si la distribution proprement dite a été confiée en janvier 2014 à Union-Distribution, le groupe possède sa propre structure de diffusion avec onze représentants et gère directement son stock et "alimente les libraires quotidiennement" selon Guillaume Fabre. "Les grands groupes ont plus de moyens et de puissance que nous. On ne peut pas utiliser leurs armes pour pérenniser l’entreprise ni les affronter. Nous pratiquons le contre-pied : l’indépendance est la clé de cette stratégie", assure Jean-Louis Fabre.

L’Ecole des loisirs s’est également dotée de filiales à l’étranger : Moritz Verlag en Allemagne (1994), Babalibri en Italie (1999), L’Ecole des loisirs Benelux en Belgique (la filiale espagnole Corimbo, née en 1998 "vient d’être cédée à son gestionnaire") ; et la Sereg (Société d’étude et de réalisation graphique) qui réalise les livres de L’Ecole des loisirs, dirigée par Arthur Hubschmid, qui en est actionnaire à 50 %. Enfin, elle a développé des labels, Pastel en Belgique (albums), Archimède (documentaires), Loulou & Cie (petite enfance), créé par Grégoire Solotareff, et Globe, lancé en 2012 pour publier des documents pour les ados et jeunes adultes, et diffuse un éditeur tiers, Kaléidoscope, fondé par Isabel Finkenstaedt en 1989.

Viscéralement indépendant

Avec 65 salariés (150 pour le groupe), 300 titres par an - dont 85 % de création- , un catalogue de 5 000 titres vivants et 1 000 auteurs, 3 000 cessions en 40 langues au total, dont 250 cessions internationales par an, et 75 % du chiffre d’affaires réalisé avec le fonds. L’Ecole des loisirs est une entreprise florissante, qui, pourtant, cultive la discrétion, notamment sur son chiffre d’affaires. Selon le bilan publié au greffe, celui-ci serait pour 2012-2013 de 44 millions d’euros, avec une belle marge bénéficiaire. Des chiffres que la maison ne confirme pas. Elle ne dévoile pas non plus la répartition de ses capitaux, "reconcentrés en interne et en famille" en 2007. La holding possède d’importants fonds propres. Et le groupe dispose aussi de l’imposant immeuble qui abrite son siège rue de Sèvres, à Paris : "Je suis perpétuellement dérangé par les investisseurs financiers, intéressés par Chantelivre, qui veulent développer le commerce de luxe rue de Sèvres", confie Jean-Louis Fabre. Pour lui "la force de notre indépendance est aussi notre faiblesse. A être aussi viscéralement indépendant, on suscite la convoitise et on doit s’en protéger. Le métier est rattrapé par la financialisation et le court terme. Nous devons rester fidèles à nous-mêmes et ne pas utiliser les moyens des autres", ajoute-t-il. "Notre développement est jusqu’alors toujours né de l’intérieur. Le groupe n’a pas actuellement de projets de croissance externe", confirme Louis Delas qui ajoute : "Nous travaillons dans l’efficacité et la sérénité. Il n’y a pas de turnover dans les équipes et nos partenaires, libraires et bibliothécaires, ont toujours les mêmes interlocuteurs."

Chloé Mary, éditrice junior, et?Geneviève Brisac, éditrice.- Photo OLIVIER DION

L’Ecole des loisirs est une planète à part, un club privé, jalousé par ceux qui n’en font pas partie. Pour les auteurs, être édité à L’Ecole des loisirs est une consécration. "Il n’y a pas de tendances ni d’école, il n’y a que des auteurs. Seuls comptent l’auteur et son style personnel", souligne Arthur Hubschmid, directeur général des éditions, qui juge son catalogue, au bout de cinquante ans, "convenable", mais avoue avoir "le lieu qui [lui] plaît et qui plaît à d’autres". Les auteurs se trouvent bien à L’Ecole des loisirs et y sont fidèles (123 d’entre eux ont au moins 10 titres au catalogue), louant la qualité de l’écoute et la grande liberté qu’on leur laisse. Une liberté que Geneviève Brisac, responsable de l’éditorial, venue parce que "c’était la maison de Maurice Sendak et de Michel Gay (entre autres)", apprécie aussi en tant qu’éditrice de romans. "Je fais une sorte de NRF pour les enfants avec des gens très différents qui ont la littérature en commun, aiment l’humour, l’insolence, la poésie. Nous sommes un petit espace, à côté du grand courant industriel et commercial de l’heroic fantasy", déclare-t-elle, adepte du "small is beautiful". Elle aime ses auteurs, s’enthousiasme pour chaque nouvelle génération, et se déclare fière d’avoir publié, avant qu’il ne figure parmi les meilleurs titres RTL/Lire de l’année, Aharon Appelfeld.

Capital sympathie

Maîtriser toute la chaîne du livre, gérer au cordeau, rester discret sont les maîtres mots de la maison. Mais cela ne l’empêche aucunement de bénéficier d’un énorme capital sympathie de tous les prescripteurs et du public, qui louent la qualité des livres mais aussi celle de l’écoute. "Cet anniversaire est l’occasion de remercier tous nos partenaires et de réaffirmer plus que jamais nos valeurs : la créativité, l’indépendance et la liberté", proclame Louis Delas, qui résume ainsi la philosophie qui a fait la pérennité de la maison : "artisanat, proximité, relations humaines et pragmatisme". Mais elle sait aussi regarder vers l’avenir, développant sous la houlette de Guillaume Fabre un catalogue numérique de 50 romans, une application avec Soledad Bravi, et des projets autour des albums pour fin 2015 début 2016.

Quatre auteurs témoignent

L’Ecole des loisirs vous laisse entièrement libre, c’est difficile quand on est jeune, mais avec l’âge, on apprécie. Mes premiers livres n’ont pas vraiment marché mais Arthur Hubschmid a cru en moi et j’ai pu tranquillement évoluer et apprendre mon métier. Ce que je fais, c’est grâce à lui : il parle du regard de l’enfant, de son attention aux objets. Il m’a permis d’être plus graphique, d’avoir plus de punch. Il n’y a pas de censure avec Arthur Hubschmid et je me rends compte à quel point c’est génial. Ma fidélité est due à cette liberté.

Je suis resté fidèle à L’Ecole des loisirs parce que je m’y suis trouvé bien. L’auteur y est bien traité, choyé, bichonné, et a le sentiment d’être le centre du processus d’édition. Arthur Hubschmid est un phénomène : il se débrouille pour qu’on ait envie de travailler avec lui. Depuis quarante ans que je le pratique, on a eu des hauts et des bas, mais nos rapports se sont réchauffés avec le temps. Il a une technique particulière avec moi. Alors qu’il a des séances interminables avec d’autres illustrateurs, il regarde mon projet et dit "bon d’accord", suggérant "c’est pas terrible mais on le prend quand même". Et je ne sais toujours pas ce qu’il pense de mon dessin.

Après le départ de Joseph Périgot de la collection "Souris noire", je me suis sentie orpheline et j’étais intriguée par la réputation de chapelle de L’Ecole des loisirs. J’ai donc envoyé les cinquante premières pages des Joues roses avec un mot : "Si vous voulez connaître la suite, appelez l’auteur à tel numéro"… Geneviève Brisac a appelé cinq jours plus tard en disant : "J’ai envie de connaître la suite, alors j’appelle l’auteur." Geneviève est directive sans l’être et suggère les choses avec beaucoup de finesse et de délicatesse. Comme pour Joseph Périgot, cela tient au fait qu’elle est écrivain et en a la sensibilité et la subtilité.

Ma rencontre avec Geneviève Brisac m’a permis d’entamer un nouveau cycle dans l’écriture : j’avais besoin de m’exposer pour écrire les livres que j’avais en tête. J’avais envie de travailler avec elle, j’avais l’intuition qu’il allait se passer quelque chose. Elle m’a ouvert des portes qui m’ont permis d’aller plus loin et m’a montré des endroits où je pouvais aller. Je compare l’écriture avec Geneviève à la promenade au phare, elle me montre des paysages littéraires d’où je tire une précision stylistique. Et comme elle me laisse une liberté vertigineuse, elle me permet d’aller vers le danger…

Des festivités en grande pompe

Parce qu’elle sait qu’elle "fédère une communauté de passionnés", L’Ecole des loisirs organise tous azimuts et pendant toute l’année les festivités de son cinquantenaire, inscrit dans les Commémorations nationales du ministère de la Culture, s’appuyant sur tous ses partenaires. En voici quelques temps forts, dont on retrouvera la liste complète sur le site 50ans.ecoledesloisirs.fr.

• Exposition au Salon du livre de Paris (20-23 mars).

• Exposition "L’incroyabilicieux anniversaire" à la bibliothèque de Lyon Part-Dieu (du 8 avril au 22 août) sur l’histoire de la maison, matinée petite enfance ("Printemps des petits lecteurs"), etc.

• Week-end anniversaire au premier Salon du livre de jeunesse d’Hossegor, fief de Jean Delas (15-17 mai).

• Exposition au musée des Arts décoratifs de Paris (1er octobre 2015-7 février 2016) avec des vitrines consacrées aux univers des auteurs vedettes comme T. Ungerer, G. Solotareff, C. Ponti, K. Crowther… ; une fresque de Chen Jiang Hong ; "Les jouets de l’enfance" dessinés par Y. Pommaux, P. Dumas, P. Corentin, et S. Bravi (entre autres signatures).

• Sur les salons en France et à l’étranger : expositions "Nos héros préférés" et "De la création à la fabrication d’un livre" illustrée par Y. Pommaux, distributions de masques Trois brigands.

• En librairie : cinq thématiques dans l’année - la tendresse (14 janvier), l’aventure (18 mars), les romans (7 mai), la peur (26 août) et l’impertinence (14 octobre) - avec à chaque fois une sélection de titres ; vitrophanie et PLV ; concours de vitrines ; concours et cadeaux pour les clients.

• Pour les enseignants : L’histoire de L’Ecole des loisirs de Boris Moissard et Jean Delas, expositions, journée d’étude.

• Partenariats : vente d’originaux avec Artcurial (avril) ; ligne de vêtements Petit Bateau (juin) ; projet pédagogique avec les étudiants de l’Ensad.

L’Ecole des loisirs, du sur-mesure

 

Etablissant très tôt une relation directe avec les enseignants, la maison a développé aussi un service complet pour les libraires.

 

Photo O. DION

Le système a fait des envieux : en 1981, L’Ecole des loisirs lançait son propre club, Kilimax, un abonnement annuel à 8 albums brochés livrés en classe pendant l’année scolaire. Etablissant une relation directe avec les enseignants, Kilimax représente aujourd’hui une part importante du chiffre d’affaires des éditions et lui a apporté une notoriété sans précédent qui se prolonge en librairie. Soignant ses partenaires, L’Ecole des loisirs a mis en place une commercialisation ciblée et infaillible, répondant au moindre besoin (y compris de formation) des enseignants.

"On ne pouvait élargir notre diffusion qu’en comptant sur les instituteurs qui aimaient nos livres et les avaient largement utilisés dans leur classe", explique le directeur général, Jean-Louis Fabre. L’Ecole fournit aux enseignants dossiers pédagogiques, plaquettes, biographies et interviews vidéo d’auteurs, notamment en liaison avec les fameuses listes de l’Education nationale, où figurent un grand nombre de titres du catalogue. Mais ceux-ci sont avant tout la cheville ouvrière des clubs, qui couvrent toutes les huit classes d’âge, depuis les tout-petits, avec Bébémax, jusqu’aux adolescents, avec Médium max. S’y ajoute un réseau de 200 animatrices en France, et de 50 à l’étranger, qui présentent dans les écoles abonnements et nouveautés, offrant une vitrine supplémentaire aux productions. "Le travail que font les animatrices se répercute sur nos ventes en librairie. Il assure la longévité des livres en librairie et la bonne santé de notre fonds", insiste Jean-Louis Fabre.

L’Ecole des loisirs assure sa propre diffusion en librairie grâce à ses 11 représentants. Les libraires bénéficient des mêmes attentions, et d’un matériel à la demande (présentoir permanent, sacs plastiques, bulletins de participation et affiches pour les concours). "A la suite des assises de la librairie de 2011, nous avons officialisé la remise de base de 37 % minimum pour tous que nous pratiquons depuis longtemps", précise Jean-Louis Fabre. Parallèlement, L’Ecole a lancé en 2008 son premier "square", à la librairie Jean-Jaurès de Nice. Aujourd’hui, il y en a 25 sur tout le territoire, dont le dernier créé au Raconteur, à Bruxelles. Ces espaces entièrement dédiés à L’Ecole des loisirs, avec une moyenne de 2 200 titres, en renforcent la visibilité et permettent aussi de faire vivre un fonds, qui représente 75 % du chiffre d’affaires de l’éditeur. "La dédicace, le conseil, la vente ne suffisent plus à fidéliser le public aujourd’hui. Les libraires s’appuient sur la notoriété de notre marque pour proposer des événements - expositions, rencontres avec un auteur, jeux, formation - et la librairie devient un lieu d’action culturelle pour les écoles ou le grand public", précise Karine Caëtano, responsable de la diffusion. Aujourd’hui, L’Ecole des loisirs a pour projet des "boutiques" moins grandes, de 15 à 50 m2, habillant aux couleurs de la maison les étagères de la librairie : les deux premières sont en cours d’installation dans les librairies M’Lire de Laval et de Château-Gontier.


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