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Le droit de publier une suite

Gaston Lagaffe. - Photo Franquin/Dupuis

Le droit de publier une suite

Jusqu'où les éditeurs peuvent-ils prolonger la vie des héros de fiction après la mort de leur créateur ? Et jusqu'où les héritiers de ce dernier peuvent-ils s'y opposer au nom du droit moral ? Retour sur quelques sagas contestées.

La publication de suites de livres à succès est un usage bien établi dans le milieu de l'édition. C’est a fortiori le cas pour les œuvres de bande dessinée qui ont fidélisé de nombreux fidèles lecteurs désireux de retrouver personnages et univers familiers, même après la disparition de leur créateur.

Ce printemps a vu naître une nouvelle bataille judiciaire opposant la fille d’André Franquin à l’éditeur Dupuis qui a confié Le Retour de Lagaffe au dessinateur Delaf.

La justice belge est saisie de cette affaire depuis la fin mars, à la suite de l’annonce, durant le Festival d’Angoulême, de cette résurrection. Résurrection qui a commencé par la prépublication d’un planche dans le magazine Spirou et doit prendre la forme, en octobre prochain, d’un album tiré à 1 200 000 exemplaires.

Selon, les avocats de son ayant-droit, Franquin aurait, de son vivant, « exprimé de manière continue et répétée, sa volonté que Gaston ne lui survive pas sous le crayon d'un autre dessinateur ».

Ce type de contentieux est récurrent. Il donne lieu à des solutions aussi différentes qu’il y a de situations, d’accords contractuels et de volontés plus ou moins clairement formulées.

Précisons que le cinéma, à la différence de l’édition, n’hésite que rarement à produire une suite, sitôt une sortie « plébiscitée » par le public, à défaut d’être « saluée » par la critique.

L’habitude est désormais tellement ancrée que les contrats, dans le milieu du cinéma, comportent tous une clause par laquelle le scénariste cède d’emblée tous les droits, non seulement de « remake », mais encore de « prequel » et de « sequel », permettant de réutiliser les pots neufs pour y faire la plus rentable des soupes, délayée jusqu’à lassitude des spectateurs. Nul ne s’offusque du changement de dialoguiste et de réalisateur au gré des opus qui se succèdent.

Dans l’édition, de part et d’autre de l’Atlantique, l’affaire, et donc le commerce, se compliquent. Surtout quand les commandes de suites s’adressent à d’autres auteurs que le créateur d’origine. Et que les ventes conséquentes sont seules visées, même si l’ « hommage » au chef d’œuvre de départ est toujours invoqué en guise de justification.

Les éditeurs prudents prennent particulièrement soin, dans les contrats avec les auteurs de bandes dessinées en particulier, de mentionner la cession des droits sur les personnages, notamment si ceux-ci sont appelés à multiplier leurs aventures hors des librairies, sous forme de produits dérivés (vêtements, bibelots, matériel de papeterie), voire d’adaptation audiovisuelle.

Rappelons aussi que le droit moral, et notamment celui du respect de l’œuvre, est perpétuel et ne tombe jamais dans le « domaine public », tant que des héritiers, de sang ou désignés, existent. Il s’agit dès lors de… suivre les consignes laissées par l’auteur et de les faire respecter. Ou d’interpréter ses intentions telles qu’elles peuvent se lire dans son journal intime, sa correspondance, etc.

En 2001, l’auteur de cette chronique judiciaro-littéraire a poursuivi suite des Misérables à la demande de Pierre Hugo, arrière-arrière-petit-fils de Victor. Ce qui a donné lieu à une série de décisions de justice en tout sens : les Miz appartenant au domaine public, le débat portait sur le droit moral, cette faculté d’empêcher une atteinte au respect de l’œuvre. L’ayant-droit arguait que le grand écrivain avait prévenu qu’il n’admettrait « ni greffon ni soudure » à ses romans. La famille a, au final, été déboutée, alors que l’enjeu était terminé car la suite en question avait fait naufrage économiquement, entravée par la procédure et l’accueil peu favorable du public.

En 2009, une autre affaire judiciaire très médiatique a mis aux prises J.D. Salinger avec Fredric Colting, publiant sous le pseudonyme de… « J.D. California ». Celui-ci avait publié 60 Years Later Coming Through The Rye, présenté comme la suite de L’Attrape-cœur (The Catcher in the Rye), chez Nicotext, maison d’édition suédoise implantée en Angleterre que dirigeait le même Colting/California.

Salinger a attaqué aux Etats-Unis  - où le droit moral est inexistant -  et obtenu gain de cause auprès de la juge Deborah Batts, qui a interdit cette suite des aventures de Caulfield, prévue pour envahir les librairies américaines. La contrefaçon a été retenue, et les tentatives de qualifier le coup sous l’intitulé de « parodie » et d’ « analyse » écartées.

Enfin, en 2015, un Millenium 4 a été publié par centaines de milliers d’exemplaires et présenté comme un nouvel épisode, signée par  David Lagercrantz, de la célèbre saga créée par Stieg Larsson. Au grand dam de sa dernière compagne, Eva Gabrielsson. Depuis la disparition de l'écrivain suédois, la suite de Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes, La Fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette et La Reine dans le palais des courants d’air est en effet  au cœur d’un douloureux contentieux entre Eva Gabrielsson et la famille de l’auteur.

Stieg Larsson, foudroyé par une crise cardiaque en 2004 à l’âge de cinquante ans, a laissé un héritage aussi prodigieux qu'empoisonné qui compte notamment un mystérieux manuscrit inachevé de 350 pages.

Ce manuscrit, dont l’existence est avérée puisqu’il se trouve effectivement dans l’un des innombrables dossiers renfermé dans l’ordinateur de l’écrivain défunt, a attisé d’amples convoitises depuis que les droits cinématographiques des trois tomes publiés avec un succès inespéré ont été vendus par Joakim, le jeune frère de Stieg. Or l’ordinateur est longtemps resté dans l’appartement que partageait l’écrivain avec sa compagne à Stockholm, laquelle en était, de fait, la détentrice, et n’était pas disposée le moins du monde à s’en défaire ni à en divulguer le contenu…

Joakim et Erland, le père de Stieg Larsson, ont été jusqu’à entamer une procédure d’expulsion d’Eva Gabrielsson afin d’en récupérer la jouissance.  

Précisons qu’Eva Gabrielsson et Stieg Larsson ne se sont jamais mariés. Tous deux ont vécu ensemble plus de trente années, mais n’ont jamais scellé leur union sous quelque forme contractuelle que ce soit… en tout cas sous celle d’un mariage. Or, au regard de la loi suédoise, le statut d’épouse ou d’époux légitime est le seul permettant de faire valoir des droits sur tout ou partie de l’héritage du conjoint. En l’espèce, Eva Gabrielsson ne peut prétendre à rien, pas l’ombre d’une royaltie, ce qui lui semble un peu sévère, et les seuls héritiers légitimes des sommes incroyables produites par l’œuvre de Stieg Larsson sont le père et le frère de celui-ci.

Si les parties sont parvenues à un accord au sujet de ce quatrième tome plus ou moins fantôme, elles ne semblent pas, pour autant, prêtes à sabler le champagne de la réconciliation. Dans une interview accordée à un journal français en mai 2009, Eva Gabrielsson déclarait n’avoir plus eu aucune relation avec Erland Larsson, père de l’écrivain, depuis le printemps 2005, peu avant la parution en Suède du premier tome, ni n’avoir jamais parlé au frère de son ancien compagnon, « excepté, dit-elle, lors de dîners et de verres très occasionnels quand Stieg était en vie. » Par ailleurs, son avocat a tenté en vain, de parvenir à un accord avec la famille de l’écrivain afin qu’elle récupère les droits à la fois de « Millénium » et des textes, articles, conférences et autres ouvrages de son ancien compagnon.

Eva Gabrielsson a déclaré au Monde, en août 2015 : « je n’avais pas été mise au courant d’un éventuel projet de suite. Je l’ai appris, ainsi que le choix de David Lagercrantz, par un journal, il y a environ un an. Je constate que les créateurs de vêtements sont bien plus protégés que les écrivains. En Suède, la loi sur le droit moral stipule que les intentions, le style et l’originalité des premiers doivent être préservés. Mais ceci ne s’applique pas aux seconds, morts ou vivants. J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par Millénium »…

 

 

 

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