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Les éditeurs et la censure... In Memoriam Pierre Belfond (I/III)

Pierre Belfond devant sa bibliothèque. - Photo Olivier Dion

Les éditeurs et la censure... In Memoriam Pierre Belfond (I/III)

Le grand éditeur Pierre Belfond est décédé la semaine dernière à 88 ans.

Cet ami fidèle et attentif, qui a marqué l’histoire des lettres, m’avait offert, en 2007, ses Scènes de la vie d’un éditeur (Fayard) - qui est une « nouvelle édition augmentée » de ses mémoires Les Pendus de Victor Hugo, avec un envoi qui précisait «  Cher Emmanuel, Voici 640 pages en attendant les 300 sur la censure et les procès scandaleux que vous êtes en train de mijoter ! Avec toutes mes amitiés ».

Il y consacre un chapitre entier, intitulé « Edition : danger » à ses démêlés judiciaires comme à ceux de ses confrères, ce qui me donne l’occasion de rendre hommage à cet éditeur aussi talentueux que courageux.

En 1989, quelques mois avant de céder sa maison d’édition, Pierre Belfond avait en effet volontiers accepté de faire figurer son nom sur l’édition collective des Versets sataniques. Il cite dans ses mémoires cette affaire célèbre sans mentionner aucunement qu’il a fait partie des soutiens infaillibles de Christian Bourgois.

Rappelons en effet que lorsqu’il signe en 1988 Les Versets sataniques, roman qui paraît officiellement le 26 septembre en Grande-Bretagne, Salman Rushdie n’imagine pas le séisme qu’il va provoquer dans le monde entier, et ce d’autant plus qu’il affirme n’avoir jamais voulu écrire un livre blasphématoire.

Dès la diffusion des « bonnes feuilles », les islamistes pakistanais œuvrent à faire interdire le livre pour « blasphème », ce que décide le gouvernement indien, tout comme le Pakistan, l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Somalie, le Bangladesh, le Soudan, la Tunisie, la Malaisie, le Qatar… En Angleterre, à Bradford, des exemplaires de ce livre « blasphématoire » sont brûlés sur la place publique. Vingt pays le banniront, le considérant comme une « machine de guerre littéraire contre l’islam », une « moquerie » envers le Coran. Rushdie est accusé d’« athéisme », d’« apostasie », de « conspiration contre l’islam » : autant de « crimes » qui, selon certaines interprétations de la charia, méritent l’exécution.

C’est ainsi que débutent les menaces de mort, notamment à l’encontre de l’éditeur britannique Penguin. La plus grande chaîne de librairies de Grande-Bretagne retire l’ouvrage de ses 430 magasins. En février 1989, au Pakistan, la foule veut incendier le Centre culturel américain et lynche son gardien, ce pour empêcher la diffusion du livre aux États-Unis. Au cours du même mois, sur Radio-Téhéran, l’ayatollah Khomeini lance une fatwa appelant tous les musulmans à tuer l’écrivain ainsi que les éditeurs des Versets sataniques. La récompense initiale est de 200 millions de rials (21 500 dollars). Ordre est donné de « liquider Rushdie », et l’ambassadeur d’Iran au Vatican se dit prêt à le faire « de ses propres mains ».

L’écrivain est aussitôt placé sous protection policière – il le restera pendant des années et sera contraint de déménager 56 fois au cours des six mois qui suivront l’injonction de Khomeini. En 1989, dans un souci plus ou moins diplomatique en raison du conflit Iran/Irak, le président de la République islamique d’Iran indique que le peuple « accorderait son pardon » à Rushdie « si l’auteur revenait sur ses erreurs ». Ce dernier présente immédiatement ses excuses pour la « détresse causée à un si grand nombre de pratiquants sincères » – mais son repentir est rejeté : « Même si Salman Rushdie se repent au point de devenir l’homme le plus pieux de notre temps, l’obligation subsiste, pour chaque musulman, de l’envoyer en enfer, à n’importe quel prix, et même en faisant le sacrifice de sa vie. »

Face à cette fatwa, les maisons d’édition n’ont pas toutes la même réaction. Certaines, comme en Allemagne, dénoncent leur contrat avec Rushdie. Le livre paraît aux États-Unis, soutenu par L’Association des éditeurs, celle des libraires et des bibliothécaires américains. Une librairie de Berkeley subit un attentat à la bombe.

En France, l’éditeur Christian Bourgois remet la parution à plusieurs reprises, puis publie le roman en juillet 1989, même si, comme l’indique le journal Le Monde, « on avait pu en lire des extraits dans la presse et tenter de se procurer la version pirate publiée par Jean-Edern Hallier dans un numéro spécial de son magazine, l’Idiot international » – M. Hallier ayant été « poursuivi en justice par M. Bourgois auquel Salman Rushdie a écrit pour rappeler qu’il était son seul éditeur français ». Pour des raisons de sécurité, la traduction est signée par le pseudonyme Alcofribas Nasier (utilisé par Rabelais, anagramme de son nom).

Sur la quatrième de couverture figure la mention suivante : « Le roman Les Versets sataniques est publié par Christian Bourgois éditeur, avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication de la République française et l’appui amical des éditions Actes Sud, Balland, Belfond, Calmann-Lévy, Complexe, librairie José Corti, Régine Deforges-Ramsay, Fayard, Gallimard, Grasset, Robert Laffont, Sylvie Messinger, Minuit, Payot, P.O.L., les Presses de la Cité, les Presses du Languedoc, Rivages, le Seuil, Stock, Terrain vague-Losfeld. »

Parallèlement, la violence se poursuit : le recteur de la mosquée de Bruxelles, jugé trop « modéré », est assassiné ; les traducteurs italien et japonais de Rushdie sont poignardés.

En 1998, dans le cadre de négociations avec la Grande-Bretagne, l’Iran déclare « ne plus encourager les tentatives d’assassinat contre Rushdie ».  La fatwa n’est pas levée, mais l’écrivain peut vivre plus librement aux États-Unis. En 2005, cette mesure est toutefois contestée, et les activistes décident que « la fatwa est perpétuelle et le livre l’incarnation des complots sataniques de l’Arrogance Mondiale et des colonisateurs sionistes qui transparaissent sous les manches de cet apostat ». La prime iranienne pour tuer Rushdie est désormais de 2,8 millions de dollars.

En 2007, l’écrivain est anobli par la reine d’Angleterre. Le ministre des Affaires étrangères du Pakistan juge que cette décoration pourrait déclencher des attentats-suicides. Des effigies de la reine et de Rushdie sont brûlées. En 2012, la prime pour l’assassinat de Rushdie est portée à 3,3 millions de dollars.

En 2015 ont lieu les attentats contre Charlie Hebdo. Et en 2016, quarante organes de presse iraniens augmentent de 600 000 dollars la prime pour tuer Rushdie…

La censure par la violence est sans doute la plus redoutable, sans pour autant minimiser celle de l’argent ou du recours au tribunaux.

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