Génération

Les nouveaux libraires sont arrivés

David Rey devant sa librairie, Atout Livre, Paris 12e. - Photo Olivier Dion

Les nouveaux libraires sont arrivés

Ils se décrivent comme passionnés, ouverts, attentifs à la relation client, à la communication et à la gestion. Une génération décomplexée de dirigeants arrive aux commandes des librairies indépendantes en alliant énergiquement librairie de création et commerce.

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Par Cécile Charonnat,
Clarisse Normand,
Créé le 09.09.2016 à 01h30 ,
Mis à jour le 09.09.2016 à 08h31

Ce ne sont plus des perdreaux de l’année puisqu’ils sont, en grande majorité, depuis longtemps dans le métier. Pourtant, en reprenant les manettes de nombreuses librairies indépendantes ou en en créant de nouvelles, ces trentenaires constituent une nouvelle génération de libraires qui arrivent sur le devant de la scène et dont le groupement Initiales est l’un des étendards.

Présidé depuis 2014 par Wilfrid Séjeau (Le Cyprès, Nevers), le réseau a rajeuni ses rangs en deux ans en accueillant huit membres relevant quasiment tous de ce nouveau profil, et renouvelé son conseil d’administration avec l’arrivée de six "jeunes" : Caroline Berthelot (Le Femme renard, Montauban) ; Grégoire Courtois (Obliques, Auxerre) ; Sébastien Le Benoist (Quai des brumes, Strasbourg) ; Philippe Marczewski (Livre aux trésors, Liège) ; Carole Amicel (L’Autre Monde, Avallon) et Hélène Woodhouse (Le Bateau livre, Lille). "Mécaniquement, la nouvelle génération est bien là puisque beaucoup de librairies sont reprises, confirme David Rey, 32 ans, qui a racheté en 2013 Atout Livre (Paris 12e) avec Quentin Schoëvaërt. Et même si nous ne formons pas un collège unique, nous sommes tous très semblables sur au moins deux points : la nécessité de se professionnaliser et d’aller au-delà du négoce de livres pour créer des lieux nouveaux."

Sous la houlette de ces libraires nouvelle génération, ces lieux nouveaux combinent sans complexe la notion de librairie de création avec celle de commerce et de contraintes économiques. "Nous avons envie de faire tourner la boutique, mais aussi de faire des propositions commerciales différentes", indique Marie Marcon, cogérante de Lune et l’autre, à Saint-Etienne. Cela signifie par exemple accepter la péréquation entre les grosses ventes et un fonds plus lent, rester attentifs à la gestion des stocks et, plus globalement, exploiter tous les leviers possibles pour valoriser le travail du libraire et en tirer bénéfice auprès des éditeurs et des diffuseurs comme auprès des clients.

Massages et langue des signes

Ces librairies repensées reposent également sur le développement d’une stratégie culturelle large et le tissage d’un lien social fort, deux axes du métier que partagent les jeunes libraires. Quand ils ont repris La Boîte de Pandore, à Lons-le-Saunier, Laurent Faussurier et Frédérique Maurice n’ont pas ajouté de livres, mais ouvert l’espace pour organiser des animations. La nouvelle génération de libraires se retrouve sur une volonté de diversifier ces animations en les décentrant de la littérature. Massages, ateliers de langue des signes à La Lison à Lille, soirée autour du métier de libraire aux 3 Souhaits à Morteau… Le but est de tester de nouveaux terrains indirectement liés aux livres afin de faire entrer une nouvelle clientèle en magasin tout en s’inscrivant dans le réseau associatif et institutionnel local pour "ouvrir la librairie sur le quartier et la ville", explique Marie Marcon.

"L’ouverture" : nombreux sont ces nouveaux libraires à partager cette notion, à laquelle ils associent immédiatement le plaisir. Plutôt large, elle englobe tout à la fois la volonté d’être proche des lecteurs et moins dans le jugement, de rester ouvert à toutes les lectures et de transmettre avant tout le plaisir de lire. "Je veux être la libraire de tout le monde, affirme Amanda Spiegel, 36 ans et depuis deux ans à la tête de Folies d’encre, à Montreuil. Et cela passe notamment par le placement du dernier Guillaume Musso sur la table la plus visible. Je n’hésite pas à jouer de tous les modèles pour ne pas avoir l’air d’une librairie élitiste."

Se construisant de nouvelles références culturelles, les jeunes libraires revendiquent ainsi "moins d’a priori" vis-à-vis de la production éditoriale et une "capacité à se laisser surprendre par des titres et à les faire découvrir à nos clients", assume Sébastien Le Benoist. "Nous sommes décomplexés sur certains sujets, comme le divertissement et l’humour, complète Morgane Merle Bargoin, 30 ans, qui dirige depuis cinq ans Il était une fois à Billom. Nous montrons sans doute un visage moins engagé que nos aînés sur certains contenus politiques, mais nous nous investissons plus dans des choix de société, une orientation qui se retrouve aussi dans nos assortiments."

Autre trait commun revendiqué, l’exigence quant à la relation client, qui passe notamment par l’accueil et l’écoute, et la volonté de fidéliser. Conscients des nouvelles concurrences qui s’imposent à eux et des évolutions du comportement des acheteurs, les nouveaux libraires quittent la position du sachant pour établir des relations horizontales avec les lecteurs, dont ils apprennent des choses et avec lesquels ils tentent de créer une communauté. Cécile Coulette estime ainsi faire "le même métier qu’un barman" ! Si la libraire de La Cour des grands (Metz) aime se souvenir des goûts de ses clients quand elle travaille les offices, ou discute avec eux, elle s’emploie à favoriser les échanges entre eux mais aussi entre clients et auteurs, qui engagent parfois, grâce à son entremise, une correspondance.

"Sans faire de concession sur la connaissance du produit, nous cultivons trois passions : le sens du partage, le goût du contact et l’intérêt marqué pour la communication globale, des logiques qui sont essentielles pour tenir debout aujourd’hui", souligne Thierry Daniel, 35 ans et propriétaire depuis cinq mois de Garin, à Chambéry. Sensibles aux nouvelles formes de communication et conscients que l’un des enjeux consiste "à faire savoir qui ils sont et ce qu’ils font", insiste Thierry Daniel, les libraires se sont emparés des réseaux sociaux et des outils numériques, là aussi intégrés à leur pratique du métier.

"C’est plus fluide, nous sommes moins divisés"

Cette appétence les conduit également à communiquer différemment envers leurs équipes ou même entre eux. "C’est plus fluide, nous sommes moins divisés, nous mettons moins d’enjeux dans nos relations, sans doute parce que les enjeux économiques sont différents aujourd’hui", pointe Amanda Spiegel, qui constate en outre "une meilleure fluidité dans [leurs] relations avec les institutions. On sent une bienveillance de l’ensemble du système à l’endroit des librairies indépendantes, qui concourt à leur dynamisme."

Ce contexte a aussi été créé par la génération précédente, dont les combats et le savoir-faire constituent un "socle" sur lequel ces jeunes, souvent passés par ses mains, affirment s’appuyer pour créer la librairie de demain.

C. Ch.

Maria Ferragu : une touche d’humanité

"Mon défi consiste à m’inscrire dans la continuité de mon prédécesseur, Jacques Courtieux, tout en apportant quelque chose de nouveau", explique Maria Ferragu, qui a repris en 2015 Le Passeur de l’Isle (L’Isle-sur-la Sorgue, Vaucluse).

Maria Ferragu- Photo DR

Issue de l’univers de la communication et maîtrisant les nouvelles technologies, la libraire entrée dans le métier par la petite porte il y a trois ans à l’âge de 35 ans ne se prive pas d’en faire usage. "Avec les réseaux sociaux, nous maintenons le contact avec toute une partie de nos clients, propriétaires d’une résidence secondaire à L’Isle, donc pas toujours présents", explique la nouvelle gérante, désireuse de faire du Passeur "un lieu de vie et de rencontres où les gens se parlent" car "cette touche d’humanité est encore plus nécessaire aujourd’hui, dans une société perturbée".

Estimant avoir bénéficié - "peut-être parce que je suis jeune" - d’une vraie bienveillance de la part de sa clientèle "heureuse de voir que leur librairie a été reprise et continue à vivre", elle sait que ses études de droit lui ont apporté un certain pragmatisme, notamment sur le plan économique. "Je ne présente pas que ce que j’aime, note Maria Ferragu. J’essaie au contraire de ne pas être trop sélective. C’est une caractéristique de ma génération que de rechercher l’ouverture et la diversité, même dans un petit point de vente comme le mien." C. N.

Corisande Jover : hors du sérail

Corisande Jover- Photo LES JOURS HEUREUX

"En Seine-Saint-Denis, il y a une nouvelle génération de libraires", estime Corisande Jover, à la tête des Jours heureux à Rosny-sous-Bois. La jeune femme a créé sa librairie il y a cinq ans, à l’âge de 27 ans, au Blanc-Mesnil, avant de la déménager à Rosny cet été en en portant la surface à 120 m2 (1). "Nous sommes une dizaine dans le département à nous être regroupés en association, avec pour beaucoup un point commun : celui de ne pas être du sérail."

Diplômée de Sciences po, devenue dans la foulée consultante dans le secteur de l’environnement, Corisande Jover a fait son apprentissage de libraire sur le terrain à Paris chez Delamain et surtout chez Palimpseste, auprès de Thierry Saillot. Désireuse "d’apporter une offre de livres sur des territoires qui en sont dépourvus", la jeune femme a le sentiment que la nouvelle génération se caractérise non seulement par sa volonté de "se regrouper de façon structurée et de développer des coopérations dans certains domaines, dont celui des appels d’offres", mais aussi de "s’ouvrir". "Moins puriste que nos prédécesseurs, nous n’hésitons pas à diversifier notre offre au-delà du livre", observe la jeune femme qui a développé dans son nouvel espace les jeux-jouets et intégré des petits objets de décoration, type veilleuse, boîte à musique. "Nos clients apprécient de trouver chez nous d’autres produits, et nous apprécions les marges que ces derniers dégagent." Dans le même temps, ajoute-t-elle, "grâce au numérique, nous pouvons mieux travailler nos offices. Aujourd’hui, je lis les livres en SP sur ma tablette, ce qui me permet d’avoir accès à presque toute la production tout de suite, sans avoir à me battre." C. N.

(1) LH 1091, du 24 juin 2016, p. 41.

Raphaël Naklé : un réflexe d’entraide

"Nous n’hésitons pas à ouvrir des librairies à taille humaine." Raphaël Naklé- Photo DR

Sensibilisé à la lecture intensive et à la place centrale que tient le client à la Librairie de Paris (place de Clichy, Paris 17e), où il a appris le métier pendant cinq ans avant de cofonder en 2011 Le Détour à Granville (Manche), Raphaël Naklé voit avant tout sa génération comme "sincère et passionnée". Deux caractéristiques qu’il attribue à la superficie des magasins tenus par les nouveaux libraires et au mode de fonctionnement qu’elle implique. "Nous n’hésitons pas à ouvrir des librairies à taille humaine, où nous proposons un assortiment forcément orienté et présenté différemment, qui valorise la variété de la production", analyse le libraire âgé de 38 ans. Un modèle qui conduit aussi Raphaël Naklé et ses confrères à être plus "prescripteurs" et à nouer des liens différents avec "la nouvelle génération d’éditeurs qui fondent justement une partie de leur développement sur les relations avec les libraires", ajoute-t-il.

Autre trait commun : l’entraide, "un état d’esprit très présent, même si appeler un confrère ne se fait pas encore suffisamment", admet le libraire qui, pour sa part, a adopté ce réflexe "dès le départ". Son expérience dans la musique, où il s’est lancé seul à 25 ans et s’est "bien planté", lui a servi de leçon. "J’aurais dû travailler comme salarié avant, comme je l’ai fait en librairie", témoigne Raphaël Naklé. Il se félicite d’avoir ouvert son Détour de 60 m2 en ayant officié auparavant dans une structure "professionnelle, hyper rodée et bien gérée", où il a tout appris. C. Ch.

Guillaume Bourain : "J’adore les gens"

Guillaume Bourain- Photo DR

"J’adore les gens, proclame Guillaume Bourain, libraire salarié aux Saisons, à La Rochelle. Plutôt que de jouer les gardiens du temple en érigeant certains livres en absolu incontournable, je préfère m’intéresser aux personnes pour leur trouver le livre qui leur plaira. Cette approche se démarque, je crois, de celle des générations précédentes." En tout cas, elle convient bien au fils de l’écrivaine Jeanne Benameur, devenu libraire il y a deux ans, à l’âge de 35 ans, après un parcours très atypique. Titulaire d’un BTS d’édition de l’école Estienne et d’une licence de science politique à la Sorbonne, passé par Hachette Jeunesse et la librairie Folies d’encre, à Montreuil, il a travaillé au journal économique La Tribune avant de devenir barman de nuit dans un bar rock du 11e arrondissement de Paris, "ce qui me permettait dans la journée de suivre un entraînement sérieux en arts martiaux", précise-t-il. Prônant "un modèle de librairie ouverte et joyeuse, où les rencontres sont des moments festifs", il reconnaît qu’aujourd’hui "le libraire doit être sur tous les fronts". "Avec les nouveaux moyens de communication, nous avons pris conscience que nous ne sommes pas seuls et isolés. Moi, je suis en permanence sur les réseaux sociaux pour échanger avec mes confrères. Les rapports y sont bienveillants et constructifs." Un état d’esprit qui, selon lui, favorise de nouvelles coopérations. "Pour la première fois à La Rochelle, nous organisons un événement avec Calligrammes en accueillant ensemble deux auteurs américains venus en France pour America. Nos clients sont ravis." C. N.

Sophie Agraphioty : procurer du bien-être

Olivier Paulais et Sophie Agraphioty.- Photo VINCENT BRAULT

A 35 ans, dont 12 passés dans la librairie, chez Decitre et à Terre des livres, à Lyon, Sophie Agraphioty a "du mal à se penser comme appartenant à une nouvelle génération de libraires". Pourtant, elle se retrouve dans cette vague de trentenaires qui ouvrent ou reprennent des librairies avec pour maîtres mots, souligne-t-elle, "amour du livre et goût des gens". "Lire pour rêver et s’évader, accueillir, écouter, cibler les demandes pour opérer un choix personnalisé qui rende heureux, nous sommes dans un rapport au métier centré sur la notion de plaisir plus que sur l’aspect savant", détaille la libraire.

C’est avec cette ligne directrice qu’elle a pensé la librairie Virevolte, dont elle lèvera le rideau à la mi-octobre. Il s’agit de l’ancienne librairie L’Etourdi de Saint-Paul, à Lyon, qu’elle a reprise avec Olivier Paulais, également ancien libraire de Decitre, agrandie et rebaptisée. "Je veux faire de Virevolte un lieu dynamique où l’on se sente bien, où les jeunes et les gens du quartier aiment à se retrouver pour discuter, commander des ouvrages et lire", insiste la jeune femme qui reconnaît avoir une "bienveillance naturelle" envers les gens. Cette notion se retrouvera d’ailleurs dans la composition de son stock, qui a une forte tonalité littéraire et jeunesse, et surtout "ouvert à tous les goûts, pas exclusif". Se revendiquant aussi de la "génération connectée", elle compte bien articuler cette librairie de quartier avec les réseaux sociaux et les outils numériques, un pan du métier devenu à ses yeux "indispensable" et sur lequel elle est fond". C. Ch.

09.09 2016

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