Entretien

Olivier Chaudenson : « Considérer la littérature comme un art vivant »

Olivier Chaudenson - Photo Olivier Dion

Olivier Chaudenson : « Considérer la littérature comme un art vivant »

A l'occasion des 20 ans des Correspondances de Manosque (26-30 septembre), leur directeur plaide pour la festivalisation de la vie littéraire et la rémunération des auteurs dans les manifestations. _ Propos recueillis par Michel Puche

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Créé le 14.09.2018 à 14h30

En 20 ans de Correspondances de Manosque, qu'est-ce que vous avez appris sur le métier de directeur de festival littéraire ?



Olivier Chaudenson :
J'ai tout appris car j'ai démarré sans rien savoir, sur l'impulsion d'une envie. A l'époque, c'était avec Olivier Adam que nous avons créé ce festival. Et notre objectif était simple ; on constatait que les événements littéraires étaient principalement constitués de salons du livre et de fêtes du livre. On voulait aller plus loin, et on s'est posé la question : qu'est-ce que cela peut vouloir dire le mot « festival » rapporté à la littérature ? Nous voulions faire sortir la littérature des salons - les dédicaces, pourquoi pas, mais c'est insuffisant -, faire entendre le texte et considérer la littérature comme un art vivant. A partir de là s'impose la notion de programmation, qui constitue l'identité de Manosque. L'idée, ce n'est pas d'avoir le plus d'écrivains possible. Nous ne brandissons pas le slogan de certains : « 300 auteurs invités ». Ce sont une quarantaine d'auteurs que l'on invite parce qu'on les a lus et appréciés, en réfléchissant avec eux à la meilleure façon de leur donner la parole.

L'affiche- Photo BERBERIAN

De quelle manière ?



O. T. : Certains veulent participer à un entretien, d'autres peuvent avoir envie de dialoguer avec un autre écrivain, d'autres encore souhaitent lire eux-mêmes leur texte. Des entretiens, des lectures, et puis des performances, terme qu'on emploie dès lors que l'on va au-delà de la lecture, quand on y ajoute de l'image, de la musique, un dispositif... Nous étions aussi passionnés de musiques et de chansons. Au début, on rêvait d'inviter Dominique A., Jean-Louis Murat, Serge Teyssot-Gay, des artistes dont on pressentait le goût pour la littérature à travers leur propre écriture ou parcours et qui pouvaient se livrer à un travail de décloisonnement. Et c'est là qu'est apparue l'idée de concert littéraire : élaborez une forme qui va faire alterner votre propre répertoire et une mise en musique de textes issus de la littérature. Il fallait aussi bien sûr des comédiens pour lire des textes du patrimoine. Il fallait surtout que la littérature soit présentée dans d'autres lieux qu'habituellement. C'est ainsi que nous avons investi aussi bien les salles que les places de Manosque pour toucher un public large. De telle sorte que même ceux qui ne participent pas directement au festival se rendent compte qu'il y a un événement qui se joue dans la ville.

Olivier Chaudenson- Photo OLIVIER DION

La formule des Correspondances va-t-elle évoluer ?



O.C. : Elle a atteint une certaine maturité, en plusieurs étapes. Au fil des ans, on a complété le parcours dans la ville, ouvert d'autres scènes, mais de façon très mesurée, étant conscients qu'il y a une taille idéale qu'on n'est pas loin d'avoir atteinte. Au-delà, cela pourrait devenir dangereux dans le trop grand éparpillement. Ce qui a changé au cours des ans, c'est la fréquentation. Les premières années, les salles étaient pleines quand il s'agissait d'un nom connu. On a franchi une étape quand on a eu des salles pleines, y compris avec des auteurs et des artistes peu connus. C'est un signe que le public nous fait confiance et vient aussi pour découvrir. Cela procure une immense liberté de programmation.

Qu'est-ce qui distingue les Correspondances des autres festivals ?
 

O.C. : C'est un festival de rentrée littéraire, fin septembre. Mais pas de toute la rentrée. On revendique d'abord d'avoir lu les livres au préalable, ce qui nous distingue de certains événements. Et si un auteur très attendu produit un livre qui nous a déçus, on ne se sent pas obligés de l'inviter. C'est une programmation qui est faite d'engouements, avec sa part assumée de subjectivité. Et puis bien sûr, la lecture et les croisements artistiques, notamment vers la musique, que nous pratiquons beaucoup. Et enfin, l'implantation au cœur de la ville, sur les places, dans les rues.

Voyez-vous d'autres festivals qui travaillent dans le même esprit ?

 

O.C. : Sur la façon d'introduire dans un événement littéraire la présence de la musique et de la lecture, il faut citer Le Marathon des mots, à Toulouse, dont l'équipe originelle était venue voir ce qui se faisait à Manosque. Plus récemment, Le Goût des autres, au Havre, me semble avoir bien intégré aussi cette notion d'hybridation. Ou encore, à Marseille, le jeune festival littéraire Oh les beaux jours !. Et un certain nombre de salons qui se sont régénérés en ajoutant une partie festivalière. On a pu ainsi fertiliser le paysage des événements littéraires, et on en est plutôt flattés. D'autant que cela va désormais au-delà : festivals de musique et lieux de spectacles commencent à s'intéresser aux formes hybrides que nous avons fait naître. C'est une très bonne chose pour la littérature, pour sa perception, son image et sa capacité à toucher de nouveaux publics.


Comment allez-vous fêter ce 20e anniversaire ?


O.C. : On ne veut pas être trop commémoratif mais plutôt offrir une belle programmation dans le périmètre qui est le nôtre. Il y aura cependant quelques éléments « 20 e anniversaire », dont un recueil de textes intitulé Une nuit à Manosque, publié chez Gallimard [le 6 septembre], commande faite à d'anciens résidents de Manosque (François Beaune, Jeanne Benameur, Pierre Ducrozet, Miguel Bonnefoy, Alice Zeniter...) ou d'écrivains souvent invités ici, qui ont grandi avec nous (Maylis de Kerangal, Arno Bertina, Arnaud Cathrine, Marie Darrieussecq, Patrick Deville, Yannick Haenel, Célia Houdart...).

C'est déjà dessiner le paysage d'une certaine littérature contemporaine française que vous aimez défendre...



O.C. : Nécessairement, mais elle ne m'apparaît pas comme un courant esthétique, elle me semble très éclectique. Ce n'est pas une école mais un vaste archipel qui me paraît fertile, divers, très ouvert. Bien sûr, il y a des effets de compagnonnage, mais nous ne sommes inféodés à aucun éditeur.

Vous auriez aimé proposer cette année la correspondance Camus-Casarès, mais cela n'a pas été possible.


O.C. : C'est une petite déception car nous avons découvert que le texte est protégé. Isabelle Adjani a négocié l'exclusivité. Je trouve cela dommage s'agissant d'une lecture. Rien de très grave cependant, cela nous a permis de penser à une publication plus ancienne, les lettres de Simone de Beauvoir à Nelson Algren, qui seront lues par Dominique Reymond et Laurent Poitrenaux (à qui nous avions initialement proposé Camus-Casarès).

La Maison de la poésie, à Paris, est une autre expérience pour vous.


O.C. : C'est un même état d'esprit mais un fonctionnement nécessairement très différent. Manosque a été mon laboratoire pour imaginer l'idée d'un lieu permanent dédié à la littérature que je nomme « scène littéraire ». Depuis une douzaine d'années, j'avais la conviction qu'il fallait un lieu comme ça. J'ai eu la chance de mettre en œuvre ce projet grâce à la Ville de Paris. Le pari était le suivant : est-ce qu'on arrive à faire vivre tous les jours une proposition littéraire, certes dans une très grande ville, mais aussi dans une énorme concurrence de propositions artistiques ? La très belle surprise, c'est que le lieu a démarré immédiatement, et que depuis cinq ans cela ne cesse de se raffermir. Pour l'année 2017, on a dépassé la barre des 35 000 spectateurs, avec 85 % de remplissage en moyenne et près de 360 événements. C'est très stimulant de voir ce public abondant, assez jeune, qui déborde du lectorat traditionnel. Etre une scène très réactive, une sorte de festival permanent, avec une présence de la musique mais aussi de l'image, cela montre que la littérature est un art vivant, que la poésie est aussi une forme accessible et contemporaine. Je fais tout cela parce que je sais pertinemment que « littérature » et a fortiori « poésie » sont des termes qui peuvent effrayer. Mon travail consiste aussi à atténuer les barrières symboliques. C'est d'ailleurs pour cela que La Maison fonctionne plus comme un lieu de musiques actuelles que comme un théâtre, notamment par le rythme et le renouvellement de la programmation. 

Comment les auteurs ont accompagné cette festivalisation de la vie littéraire ?



O.C. : Il y a vingt ans, il était assez rare qu'un auteur lise ses propres textes, a fortiori qu'il aille plus loin dans la performance. Aujourd'hui, c'est assez courant. Manosque a permis d'ouvrir une voie vers cette façon-là de transmettre les textes. Beaucoup d'auteurs y ont pris goût. Je les incite d'ailleurs à porter eux-mêmes leur texte. Même s'il peut y avoir des imperfections techniques - ils ne sont pas comédiens -, ils nous font toujours entendre l'intention originelle, le rythme et la musique du texte. En outre, cela leur permet de rester dans la création, pas seulement dans la promotion. Parallèlement, on a réussi aussi, à travers le réseau Relief notamment, à imposer l'idée que ces auteurs soient payés pour ces moments-là. Et c'est vital pour eux.

Et du côté des éditeurs ?



O.C. : Nous sommes sollicités, ce qui est bon signe, car au tout début ils répondaient rarement. Il a fallu trois ou quatre ans à Manosque pour que les éditeurs nous repèrent. Et si nous sommes interpellés, la plupart du temps, ce n'est pas de façon désagréable. Les éditeurs ont l'élégance d'attirer parfois notre attention sur un livre tout en nous laissant faire notre travail et, in fine, choisir.

Un travail collectif...
 
O.C. : Bien sûr. Dans l'équipe de programmation de Manosque, nous sommes cinq : il y a aussi Evelyn Prawidlo, Arnaud Cathrine, Colombe Boncenne, nouvellement arrivée, et Sylvie Ballul. Il faut en effet aller très vite pour boucler la programmation, autour du 20 juillet, et les premiers textes n'arrivent que début mai. 

Avez-vous encore le temps d'être un gros lecteur ?



O.C. : Ah oui, sinon, cela ne m'intéresse pas. A cette période-là, j'ai l'impression d'être submergé mais c'est aussi l'excitation d'une rentrée qui
arrive, avec des auteurs qu'on aime bien et qu'on attend, et d'autres qu'on ne connaît pas encore. L'intérêt de ce métier est fondé sur des textes qui nous surprennent, nous saisissent. Ou alors on ne devient qu'un programmateur « habile » qui se fonde sur les « positions littéraires ». C'est assez facile de regarder la grille de rentrée et de choisir les noms en vue et les buzz annoncés... Mais c'est une mécanique pas très intéressante et qui se révèle vite stérile.

Quels sont vos rapports avec vos partenaires, notamment
les collectivités territoriales ?



O.C. : A Manosque, nous avons la chance d'avoir un événement qui est ancré très fortement, il est attendu et a une belle image. Cela a permis que le budget du festival ne diminue pas. Mais la tendance générale est à l'érosion des dotations publiques. Nous avons vu avec le réseau Relief que certains avaient subi des baisses de financement, notamment ceux qui ont une aide importante de la part des départements.

Quelles sont les bonnes pratiques du métier ?



O.C. :
La clef de voûte, c'est la rémunération des auteurs. Cela engendre un cercle vertueux et je n'y vois que des avantages. Cela évite la surenchère sur le nombre d'auteurs invités. C'est une reconnaissance du statut professionnel de l'auteur. Quand on paye un auteur, on lui demande autre chose qu'une simple séance de signatures. C'est donc une stimulation de part et d'autre. Nous travaillons également, au sein du Relief, sur le statut de l'animateur, ses droits et devoirs. Et il y a parfois des sujets de défense collective qui s'invitent, notamment face à la Scelf [Société civile des éditeurs de langue française], qui a débarqué dans le jeu des événements littéraires pour percevoir des droits liés à la lecture publique. Sur ce sujet, nous nous sommes regroupés (avec les auteurs et les bibliothèques notamment) pour dire notre opposition. Et heureusement, devant cette levée de boucliers, la Scelf vient de renoncer.

Y a-t-il trop de manifestations littéraires?



O.C. : C'est vrai qu'il y a une profusion d'événements. Peut-être un peu trop : si les auteurs acceptent tout, ils sont sur la route douze mois sur douze. En termes de nombre de rendez-vous, je crois qu'on est arrivés sinon à saturation du moins à un niveau à ne pas dépasser. Mieux vaut maintenant structurer, améliorer et consolider l'existant plutôt qu'ajouter encore de nouveaux événements.

Pour un festival littéraire, qu'est-ce qui permet de durer ?



O.C. : Une identité, un professionnalisme, et une bonne alliance avec la collectivité qui porte la manifestation. Une alchimie entre un thème, une façon de faire et un territoire. Mais à Manosque, je n'ai jamais eu vraiment de thème et je n'en veux pas. Je travaille plutôt sur un état d'esprit et sur les formes que l'on donne à la rencontre entre l'auteur et le public.

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