Entretien

Pascal Thuot : « Nous ne sommes pas des victimes »

Pascal Thuot : « Nous ne sommes pas des victimes »

Un an après l'agrandissement de la librairie Millepages, qu'il dirige à Vincennes, Pascal Thuot développe sa vision du métier qu'il exerce depuis vingt-cinq ans. Il souligne l'enjeu de la fidélisation de la clientèle, plaide pour des formes plus imaginatives de formation des libraires et défend leur rôle de « tête chercheuse » pour faire émerger des auteurs. _ Propos recueillis par Clarisse Normand

J’achète l’article 1.5 €

Créé le 07.09.2018 à 16h27

En devenant une des plus grandes librairies indépendantes d'Ile-de-France, Millepages a été amenée à conquérir une clientèle au-delà de sa zone de chalandise habituelle. Comment gérez-vous cette évolution ?



Pascal Thuot :
L'agrandissement à 500 m2 de notre surface de vente, à laquelle s'ajoutent les 200 m2 de Millepages Jeunesse-BD, ne relève pas d'une volonté de conquête mais de rayonnement. Une librairie attire grâce à son catalogue et à sa façon de le présenter ; elle fait revenir grâce à la qualité de son accueil. Dès sa création, Millepages s'est voulue ouverte à tous, mais aujourd'hui, du fait de sa taille, elle doit être à la hauteur des attentes de chacun, quel que soit le niveau de familiarité que le client a avec la librairie. A en juger par les visites que continuent à nous rendre d'anciens Vincennois qui fréquentaient Millepages, nous y parvenons plutôt bien. D'ailleurs, si nous avons réalisé ce nouvel agrandissement, c'est parce que nous savions que nous pouvions le maîtriser et ne pas dénaturer l'esprit de la librairie.

Quels sont les principaux défis d'un agrandissement ?



P.T. :
Un agrandissement est un ensemble de paris. Au-delà de l'espace physique, il faut redéfinir beaucoup d'autres choses. A commencer par l'offre et son organisation, à la fois dans le magasin mais aussi entre les membres de l'équipe avec parfois des réattributions de rayons. Pour que cela fonctionne, il est important d'impliquer les salariés dans les réunions de travail en amont. Tout ce travail préalable, mené en commun, nous a permis de maintenir une bonne cohésion mais aussi de maîtriser nos achats... et d'augmenter malgré tout notre assortiment de 5 000 références.

Quels sont, sur le plan économique, les premiers résultats ?



P.T. :
Le projet a été très bien réceptionné. Par les libraires, qui se sont vite et bien emparés des nouvelles surfaces, et ont mieux vécu le pic d'activité de décembre, finissant l'année moins fatigués que d'habitude. Mais aussi par les clients. Du coup, le chiffre d'affaires de l'exercice clos le 31 août 2018 s'élève à près de 5,2 millions d'euros, contre 4,5 millions l'an passé. Le taux de rotation a progressé pour s'établir autour de 3,7, et les retours ont baissé de 0,5 point à 14,5.

Y a-t-il une taille idéale pour une librairie indépendante ?



P.T. :
Aujourd'hui il faut un minimum d'espace pour développer une proposition attrayante. Mais il y a un seuil à partir duquel on change de caté-gorie. Il y a un point de basculement à partir du moment où les caisses ne font plus que de l'encaissement et sont déga-gées de toute fonction d'accueil et d'information. C'est ce qui se passe quand le magasin dépasse les 700 m2.

Quelles ont été vos sources d'inspiration pour faire évoluer Millepages ?



P.T. :
D'abord, nos discussions avec Francis [Francis Geffard, fondateur et principal actionnaire de Millepages, NDLR] : ce qui nous anime et nous fait rêver. Mais je puise aussi pas mal dans les conversations avec les clients. Les meilleures idées me sont venues à la suite de discussions à bâtons rompus le soir, quand on boit un coup et qu'on fraternise. Par ailleurs, le temps que je passe en magasin, à observer et à écouter, est aussi une source d'inspiration.

Le client est plus que jamais au cœur de vos préoccupations.



P.T. :
La fidélisation des clients est une des clés de l'avenir des librairies. Face au développement de la concurrence, particulièrement efficace dans ses solutions logistiques, la librairie doit proposer autre chose : une convivialité, un échange... Elle doit être capable de transformer l'acte marchand en plaisir. Cela passe par une atmosphère. Une librairie indépendante doit avoir une identité forte et l'assumer. Le cata-logue fait partie de cette identité. En France, il existe une incroyable diversité de propositions. Il faut la conserver et éviter à tout prix d'aller vers une uniformisation.

Faites-vous partie des libraires qui souhaitent revenir sur le principe d'une remise de 5 % associée à leur carte de fidélité ?



P.T. :
La carte est un outil de fidélisation important. Certes, l'octroi d'une remise de 5 % a un coût, qui, chez Millepages, représente près de 2,5 % du chiffre d'affaires. Ce n'est pas neutre mais il faut le voir comme un investissement. Les entreprises rétribuent leurs actionnaires. Pourquoi ne pas rétribuer nos clients fidèles ? D'ailleurs, en parlant d'investissement plutôt que de -dépense, on change de regard et on pense construction, avenir.

Millepages se distingue par l'ampleur de son activité événementielle, avec notamment le festival America organisé cette année du 20 au 23 septembre. Cet événement serait-il possible si Francis Geffard n'était pas lui-même éditeur ?



P.T. :
America est, pour Millepages, un super étendard qui doit en effet beaucoup à Francis, à son expertise, à ses connexions professionnelles et à son inspiration. Mais un événement de cette ampleur n'est possible qu'en raison de la volonté de la petite équipe réunie au sein de l'association organisatrice.

Avec l'agrandissement, vous avez embauché. Qu'attendez-vous aujourd'hui d'un libraire ?



P.T. :
Libraire est un métier de commerçant détaillant qui réalise son chiffre d'affaires avec un grand nombre de livres vendus à un ou deux exemplaires. L'augmentation constante de la production rend la compétence cruciale. Mais les questions humaines sont aussi importantes car une équipe est fragile. Il faut veiller à ne pas créer de disharmonies et recruter des personnes qui puissent adhérer à l'ADN de l'équipe. Pour cela, je me fie beaucoup à mon instinct, sachant que je suis aussi très enclin à mixer les gens ayant des cultures et des parcours différents. Je pense que l'alternance est un super modèle, qui apporte de nouvelles compétences à la librairie.

Comme ancien président de l'Institut national de formation de la librairie (INFL), quel regard portez-vous sur les formations de libraires ?



P.T. :
La théorie est importante mais il faut aussi s'intéresser au « savoir être libraire ». Il est essentiel qu'un -libraire ait le goût de convaincre et sache -s'exprimer en public, pour vendre bien sûr mais aussi pour animer une rencontre avec un auteur quand il s'en sent capable et en ressent l'envie. Je pense qu'il faut réfléchir à des formes d'apprentissage plus imaginatives et plus dynamiques, et offrir aux nouveaux -venus qui auraient des lacunes une -méthode et des astuces pour remplir les vides et consolider leurs connaissances.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune libraire ?



P.T. :
De s'intéresser aux catalogues. Une culture historique et littéraire est une infrastructure sur laquelle on peut ensuite construire du solide. Avant de s'intéresser aux nouveautés, il faut avoir acquis les bases et connaître les classiques. Mais une librairie a aussi une histoire, qu'il faut apprendre et transmettre. Elle ne se gère pas uniquement avec des chiffres et des statistiques. Ces dernières sont même parfois contre-productives. C'est pourquoi, chez Millepages, les rendez-vous avec les représentants se font à l'écart des ordi-nateurs, en général dans ce canapé ! Il faut exercer son intelligence, savoir écouter, poser des questions. Quitte à vérifier ensuite certaines décisions en jetant un coup d'œil aux chiffres. Un -libraire doit avoir une sensibilité littéraire et une grande curiosité car le livre n'est pas un produit comme un autre.

Vous avez été un des fondateurs du groupement Librest et vous étiez au conseil d'administration du Syndicat de la librairie française, mais vous avez quitté l'un et l'autre. Vous tirez un bilan négatif de l'action collective ?



P.T. :
Je n'étais plus en phase avec les actions ou les modes de fonctionnement. Je me suis désolidarisé de ce qui se passait, mais sans révoquer ni les structures ni l'action collective. D'ailleurs, je viens de rejoindre le conseil d'administration de Paris Librairies. Mais, pour moi, le destin de la librairie se construit sur le terrain, dans la -librairie elle-même.

En pleine rentrée littéraire, quel regard portez-vous sur la production éditoriale ?



P.T. :
Il y a abondance de titres dans un marché stagnant. Je suis toujours surpris par le manque d'adhérence dont font preuve les diffuseurs et les éditeurs face à la réalité. Pour -autant, les libraires ne sont pas des victimes. La librairie doit maîtriser ses choix et a besoin de nouveautés. C'est elle qui joue le rôle de tête chercheuse, qui trouve et fait émerger des auteurs. Amazon ne trouve rien ! En ce sens, le nombre important de premiers romans cette année m'apparaît comme un très bon signe. Cela veut dire qu'il y a des professionnels dans les équipes éditoriales qui font confiance à de nouveaux auteurs. Et c'est dans cette tranche de production, celle des livres édités entre 1 500 et 4 000 exemplaires, que la librairie qualitative peut rayonner. Si on ressert la production, ce sera au profit de la grosse cavalerie... et donc à notre désavantage.

Comment voyez-vous évoluer le marché du livre, et notamment l'articulation entre librairies et commerce en ligne ?



P.T. :
La librairie indépendante n'a pas réussi à s'imposer sur Internet. Amazon a imposé une rapidité d'exécution valorisée par une communication d'une redoutable efficacité. Cela dit, à bien y regarder, Amazon laisse aux librairies qui misent sur le qualitatif un formidable espace pour exercer leur créativité. Plutôt que de chercher à mettre notre grain de sel sur la Toile, ce qui nécessite d'énormes investissements, mieux vaut se réinvestir sur nos magasins et miser sur ce que nous maîtrisons, à savoir l'offre, l'accueil et notre capacité à animer les lieux.

Pascal Thuot en dates


1969

Naissance à Nemours


1988

Etudes d'histoire à Paris 1-Sorbonne


1992

Formation à l'Asfodel (Brevet professionnel)


1992

Librairie allemande Buchladen à Paris (18e)


1994

Extrapole à La Défense


1999

Millepages à Vincennes dont il devient directeur général en 2002.

Millepages en chiffres

500 m2
de surface de vente après plusieurs développements depuis la création de la librairie en 1980 par Francis Geffard (actionnaire majoritaire, par ailleurs directeur des collections « Terres d'Amériques » et « Terre indienne » chez Albin Michel)

200 m2
pour Millepages jeunesse et BD, créée en 1995 à proximité de la librairie principale

75 000
références

23 salariés
à temps plein

5,2 millions
d'euros de chiffre d'affaires, dont 4 % avec les collectivités

Les dernières
actualités