Disparition

Paul Otchakovsky-Laurens: l’emploi d’une vie

Paul Otchakovsky-Laurens en 1977, l’année où il crée la collection "Hachette-POL". - Photo DR/coll. Livres Hebdo

Paul Otchakovsky-Laurens: l’emploi d’une vie

Mort dans un accident de la route sur l’île antillaise de Marie-Galante, Paul Otchakovsky-Laurens a marqué l’édition par son goût des textes et des univers singuliers, de Georges Perec à Emmanuel Carrère.

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Par Véronique Rossignol,
Créé le 12.01.2018 à 09h28

Une image dont on se souvient : la petite bande complice attablée au bar en terrasse sous les platanes de la place de l’Hôtel-de-Ville à Manosque, au rendez-vous rituel des Correspondances. Paul (O.-L.), Jean-Paul (H.) et Emmie (L.). Des écrivains amis s’arrêtent, s’assoient, repartent. On plaisante, on discute, on prend le soleil, quand il y en a. On croirait l’éditeur en vacances mais on le retrouve un moment plus tard, assis dans le public, écoutant son auteur invité… Paul Otchakovsky-Laurens : son attention prévenante à chacun. Sa joie spontanée quand vous lui faites part de votre enthousiasme pour un premier roman qu’il vient de publier ; son plaisir, jamais blasé, à partager ses engouements de lecteur. A la dernière édition du festival littéraire, en septembre dernier, il avait présenté en avant-première son deuxième film, Editeur, sorti le 29 novembre dernier, aujourd’hui involontairement testamentaire.

Dans les années 1980.- Photo CHRISTIAN BUZIAU

"Avec innocence"

Une autre image : des invités et des hôtes qui dansent ensemble dans les fêtes sans façon organisées au prétexte de célébrer un anniversaire, d’arroser un prix… "Paul avait la gaieté chaleureuse d’un enfant", racontait il y a quelques jours Jean Rolin. Le garçon de 12 ans qu’il avait été, qu’il s’était attaché à laisser vivre en lui, c’était la poupée de la chorégraphe et plasticienne Gisèle Vienne, qui le représentait dans Editeur, comme dans Sablé-sur-Sarthe, Sarthe, son premier long-métrage autobiographique réalisé "avec innocence" en 2007 où il revenait avec pudeur sur les lieux de son enfance chez sa mère adoptive. Il voyait là sa vocation d’éditeur : les écrivains lui avaient offert les mots qui avaient manqué à l’adolescent abusé et tenu au silence qu’il avait été. Il leur devait tout, disait-il.

En 1993, avec Robert Bober.- Photo OLIVIER DION/OIP

"Noyau d’une très belle constellation", selon Antoine Gallimard, Paul O.-L. rayonnait en toute discrétion au centre d’une famille composée. Entrer chez P.O.L, c’était la promesse tacite d’autres livres à naître, d’une œuvre à construire, le choix de la durée, de la continuité, une forme de loyauté, un "contrat à vie", a dit Olivier Cadiot, un engagement littéraire autant que sentimental. C’était l’attention sans la pression. Paul O.-L. jugeait contre-productif de réclamer un manuscrit. Il savait attendre les livres tout en manifestant son désir, avec un appétit que quarante-sept ans de lecture professionnelle ne semblait pas avoir rassasié. Emmanuel Carrère avait éprouvé sa patience lorsqu’il avait retenu pendant un an la publication de L’adversaire. Les deux racontaient cet épisode comme l’une de ces étapes qui avait fortifié leur très longue amitié.

Dans son bureau, en 2002. - Photo OLIVIER DION

Ce respect du tempo de chacun, Marie Darrieussecq, trop bouleversée pour témoigner, le confirmait quand nous lui avions demandé d’évoquer ses relations avec son éditeur devenu ami, à l’occasion de l’anniversaire des 30 ans de la maison, en mars 2013 (LH 946). "Je ne sollicite jamais son avis en cours d’écriture. C’est seulement à la remise du manuscrit qu’il intervient. J’arrive avec des questions, j’attends ses réactions sur tel ou tel passage. C’est toujours mon premier lecteur, personne n’a lu le roman avant. Le peu qu’il dit, c’est beaucoup. Ça peut sembler des détails mais ça remet en mouvement. Mais jamais il ne se permettra d’en dire trop. Il a peur de "casser" les textes, je pense. Ses qualités sont là : il est dans la mesure, pour laisser justement ce qu’il publie chercher la démesure, en tout cas ne pas aller dans le sens d’un ordre littéraire, d’une littérature toute faite. C’est un des êtres les moins conventionnels que j’aie jamais rencontrés."

En 2013, après la proclamation du prix Médicis, avec Marie Darrieussecq et Dominique Bourgois. - Photo OLIVIER DION

Lui qui laissait aux auteurs le soin d’écrire la quatrième de couverture de leurs livres n’était pas du genre à imposer quoi que ce soit. "Vous imaginez un marchand de tableaux qui demanderait à l’artiste de rajouter un peu de rouge sur une toile ?" aimait-il se justifier.

Nombreux sont les écrivains qui avouent que leur rencontre avec l’éditeur a changé leur vie, comme Célia Houdart ou Christine Montalbetti qui, elle aussi, "s’en remettait à sa lecture" quand elle "perdait de la visibilité" sur son texte. Le treizième livre de la romancière est au programme de cette rentrée 2018, aux côtés d’autres signatures emblématiques du catalogue : Mathieu Lindon, Jean Rolin, Nicolas Fargues, Nathalie Azoulai et René Belletto, un historique, toujours là, trente-deux ans après L’enfer, le premier succès de la maison apporté par Bernard Noël, figure tutélaire - pour Paul O.-L., le poète lui avait "appris à lire" -, autre exemple de fidélité inoxydable.

Atypique cohérence

La ligne éditoriale, son atypique cohérence, c’était donc lui. Ses goûts, ses inclinations, ses curiosités si diverses. Il publiait entre 45 et 50 livres par an, le même rythme depuis des années. Quoi de commun entre toutes ces voix ? La priorité donnée à la forme, à la langue, pour le dire très vite. Et dès le départ, des choix en grand écart : Marc Cholodenko et l’inconnu Charles Juliet.

Christian Prigent, dont il était l’éditeur depuis trente ans, le rappelle dans son billet hommage publié le 4 janvier sur le site de la maison : "La diversité du catalogue P.O.L ne relève pas d’un éclectisme mais de la disponibilité de son maître d’œuvre : attention fraîche, alerte sensible (capable à l’occasion de franchir les limites du goût spontané), sens aigu de ce qui apparaît dans l’imprévu des différences et le mouvement des inventions."

Paul O.-L. n’était pas un éditeur de coups, ni un amateur d’intrigues de chapelle. Il ne débauchait jamais chez les autres. A vrai dire, il n’en avait pas besoin. Depuis longtemps on venait à lui : au début parce qu’il avait été identifié "éditeur de Perec". Certains sont aussi arrivés d’autres milieux, du cinéma notamment, l’autre grande affaire de sa vie, ou à la faveur de cooptations amicales, et par la poste (la majorité des livres, assurait-il).

Il trouvait chaque jour ouvrable dans son bureau de la rue Saint-André-des-arts, à la porte toujours ouverte, entre 10 et 40 manuscrits. Pas de premiers lecteurs pour filtrer le flux, pas de comité de lecture formel, juste un homme affamé des mots des autres, ouvrant des enveloppes, emportant chez lui, en voyage, partout, pour une lecture approfondie, les textes distingués d’un Post-it portant la lettre A. Ce n’est qu’après qu’il sollicitait les avis extérieurs, puis décidait tout seul à la fin. Pourtant, il relativisait souvent l’importance de son rôle et de sa responsabilité, humble devant les succès, soulignant toujours la part de mystère, de hasard de son métier.

"Il était une sorte de modèle"

Sous le choc, les auteurs ne sont pas les seuls à porter le deuil. Amie de l’éditeur depuis l’époque où elle s’occupait des droits étrangers de ses livres chez Flammarion, il y a plus de trente ans, la directrice des droits étrangers de Gallimard, Anne-Solange Noble, se souvient du message de félicitations et d’encouragement qu’il lui avait adressé avec son "habituelle bienveillance affectueuse" à la suite d’un article de Livres Hebdo dans lequel, notamment, elle portait un regard ironique sur les dérives de l’américanisation de certaines pratiques éditoriales internationales. Lui qui s’était aussi impliqué dans les grands dossiers interprofessionnels, comme la défense du droit d’auteur, lorsqu’il présidait la commission littérature du SNE, restait toujours attentif aux mouvements de la vie du livre.

Sa réputation d’indépendance, alors même que cette autonomie n’a jamais été capitalistique et Paul O.-L. jamais actionnaire majoritaire dans sa maison, s’étendait au-delà des frontières et sa singularité était inspirante, comme en témoigne l’éditeur américain de Seven Stories Press, Dan Simon. Et sa consœur suisse Caroline Coutau (Zoé) : "Il a toujours été tellement gentil avec moi, s’il me voyait perdue dans une foule mondaine, il venait me parler de la Suisse, de Novarina (que j’ai édité avec sa permission)… Il avait quelque chose d’élégant, détaché et altruiste, tout en même temps. J’ai toujours réfléchi à ce qu’il disait sur le métier, sa manière d’aborder les textes, par exemple, de peu intervenir, et puis aussi ce qu’il donnait aux auteurs, recevait d’eux, il était une sorte de modèle, mais pas lourd."

En 2013 déjà, il éludait la question de sa succession, plaisantant sur l’hypothèse de sa disparition brutale avec cet humour salué par tous, et il concédait seulement qu’ils en avaient "parlé", avec Antoine Gallimard. A celui ou celle qui va être désigné, il va incomber la difficile tâche de faire vivre P.O.L sans Paul. Mais sur les couvertures marouflées des livres griffés à ses initiales, les points inspirés d’une figure du jeu de go que l’éditeur avait trouvée dans un livre de son bon génie Perec, signifieront toujours "l’éternité".

En dates

1944 : naissance le 10 octobre de Paul Otchakovsky à Valréas (Vaucluse)

1969 : entre en février chez Christian Bourgois comme stagiaire, après des études de droit

1970 : entre chez Flammarion, monte la collection "Textes" (1972)

1977 : fonde la collection puis le département "Hachette-POL" ; publie Je me souviens et La vie mode d’emploi de Georges Perec

1983 : création de P.O.L dont les deux tiers du capital sont apportés par Flammarion

1985 : La douleur de Marguerite Duras

1986 : prix Femina pour L’enfer de René Belletto

1991 : entrée de Gallimard dans le capital à hauteur de 26 %

1990 : Jean-Paul Hirsch rejoint la maison

1994 : prix du Livre Inter à Quoi de neuf sur la guerre ? de Robert Bober

1996 : Truismes, premier roman de Marie Darrieussecq

1998 : prix du Livre Inter à La maladie de Sachs, deuxième roman de Martin Winckler chez P.O.L après La vacation (1989)

1999 : condamnation pour diffamation de Mathieu Lindon et de son éditeur pour Le procès de Jean-Marie Le Pen

2000 : prix Femina à Dans ces bras-là de Camille Laurens

2003 : P.O.L devient filiale de Gallimard qui détient désormais 88 % du capital

2007 : sortie du long-métrage Sablé-sur-Sarthe, Sarthe

2008 : prix Goncourt à Syngué sabour d’Atiq Rahimi

2011-2013 : préside la commission d’avances sur recettes du CNC

2011 : prix Médicis à Ce qu’aimer veut dire de Mathieu Lindon, prix Renaudot à Limonov d’Emmanuel Carrère

2012 : prix du Livre Inter à Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger, prix Wepler à Millefeuille de Leslie Kaplan

2013 : prix Médicis à Il faut beaucoup aimer les hommes de Marie Darrieussecq, prix de la Langue française à Jean Rolin

2014 : prix Interallié à Karpathia de Mathias Menegoz

2015 : prix Médicis à Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai

2016 : prix de Flore à Double nationalité de Nina Yargekov

2017 : Charles Juliet grand prix de Littérature de l’Académie française ; sortie en salle d’Editeur, le 28 novembre.

2018 : Mort le 2 janvier à Marie-Galante, en Guadeloupe.

Dan Simon : souvenirs de Paul Otchakovsky-Laurens

 

Dan Simon est le fondateur de la maison d’édition new-yorkaise Seven Stories Press.

 

Dan Simon.- Photo FABRICE PIAULT/LH

Si je devais dire seulement une chose à propos de Paul Otchakovsky-Laurens, ce serait qu’il était un juif et un catholique. Né juif, et profondément intellectuel, profondément curieux de cette manière spécifiquement juive. Et élevé catholique après avoir été adopté quand il était enfant pendant la guerre, ancré fermement dans la tradition catholique que la France incarne. Pas religieuse de la façon dont les catholiques italiens ou espagnols le sont, mais plutôt laïque, si bien que sa foi résidait dans la religion extatique qui constitue le cœur de l’activité littéraire, la voix de la littérature, à laquelle il croyait au plus profond de lui avec tant de ferveur.

Paul et moi dînions traditionnellement ensemble le samedi soir de la Foire de Francfort, cela tombait souvent le jour de son anniversaire. Je lui apportais toujours un cadeau, et ce rituel me donnait beaucoup de joie car j’honorais ainsi notre amitié et je saluais aussi sa place éminente, comme l’un des très rares grands éditeurs de son temps.

Il y avait une traditionnelle fête russe à la Foire, dans le Frankfurter Hof, et Paul aimait y aller, s’asseyant à l’une des tables rondes où était posée au centre une grande bouteille de vodka. Une année, à l’une de ces fêtes, il s’est penché vers moi et m’a murmuré : "La marque d’un grand livre n’est pas ce qu’il te donne mais ce qu’il te prend." Une phrase qu’aurait pu prononcer Christian Bourgois, l’éditeur parmi les plus singuliers et les plus passionnés de la génération précédente, auprès duquel il avait débuté à l’âge de 24 ou 25 ans. Je me sentais honoré d’être avec lui, d’apprendre de lui, même si Paul n’était pas exactement un professeur. Il était trop impatient et ardent pour enseigner, il se considérait plutôt comme un passeur sensible, un récepteur accueillant, un lecteur attentif, pas un écrivain mais un peintre peignant sur une toile composée par les visions des autres.

Les spectateurs du dernier film de Paul, Editeur, remarqueront que les voix qui lui parlaient et parlaient pour lui étaient des voix frémissantes. Pas les voix assurées, mais les voix craintives qui ne peuvent se retenir de parler. Il les défendait, souvent au début de leur carrière, ces voix d’écrivains auxquelles aucun autre éditeur ne se serait intéressé, Atiq, Marie, Emmanuel, Leslie, dont l’écriture était différente et ne ressemblait à aucune autre. Et pourtant, presque par magie, il avait le talent de les rendre intelligibles, de les faire accepter et enfin célébrer, parce que sa foi en elles était inébranlable.

Même à New York, lorsque Paul et Emmie nous rendaient visite, ils se débrouillaient toujours pour dénicher des adresses inconnues, des boîtes étranges dont je n’avais jamais entendu parler, comme un bar downtown caché dans une station de métro abandonnée. Sa joie de vivre, qu’il partageait avec Emmie, embrassait la littérature, et la culture française, mais surtout, la vie elle-même, dans sa douceur et sa dangerosité. Traduit par V. R.

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