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P.O.L : Frédéric Boyer, un éditeur sur un fil

olivier dion

P.O.L : Frédéric Boyer, un éditeur sur un fil

Frédéric Boyer a été nommé P-DG des éditions P.O.L par Antoine Gallimard. C’est un écrivain maison, traducteur et éditeur qui succède à Paul Otchakovsky-Laurens, décédé brutalement le 2 janvier dernier.

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Par Laurent Lemire,
avec Créé le 23.02.2018 à 00h44

Son ami Paul Otchakovsky-Laurens lui avait dit : l’éditeur est un funambule. Frédéric Boyer n’en a jamais douté, lui qui se cherche depuis tant d’années sur ce fil de la vie à travers la littérature. Quand Antoine Gallimard, P-DG du groupe Madrigall qui détient 87 % du capital de P.O.L l’a appelé pour lui proposer de prendre la suite, il n’a pas été surpris. "Nous en avions déjà parlé avec Paul", précise-t-il à Livres Hebdo. "Il me faisait lire tous les ouvrages qui sortaient. C’était une marque de confiance de sa part. J’ai donc accepté la proposition pour me mettre au service de cette maison et de ses auteurs. Pour l’instant, il est question de ne rien toucher. Tout ce qui a été décidé par Paul sera fait. Pour la suite, il est encore trop tôt pour en parler. Cela se fera avec Jean-Paul Hirsch et toute l’équipe de P.O.L."

Compassion

Cette maison, il la connaît. Il en est un des auteurs et non des moindres. Une trentaine d’ouvrages, tous genres confondus, de la poésie au théâtre, du récit à l’essai, sans compter les traductions, depuis La consolation (1991), son premier roman dans lequel un médecin propose aux marginaux le suicide pour soulager leurs maux. Le titre n’est pas anodin. Il rappelle Boèce, ce philosophe romain torturé dans sa geôle, qui sait qu’il va mourir et qui écrit l’une des plus magnifiques odes à la vie et à Dieu.

Frédéric Boyer est certes un écrivain catholique, mais sa chapelle est aux grands vents, à l’image du catalogue de P.O.L. Dans son œuvre, on retrouve les thèmes récurrents de la prison et de la compassion comme dans Des choses idiotes et douces, son troisième roman qui a reçu le prix du Livre Inter en 1993.

Un visage à la Dürer, façonné par l’incertitude des rêves. On imagine un peu cela quand on voit Frédéric Boyer. Des drames, il en a connu, à commencer par le décès brutal de sa compagne, la psychanalyste Anne Dufourmantelle, sur une plage du Var, l’été 2017. Mais le nouveau P-DG de P.O.L, qui prendra ses fonctions en mai prochain, ne peut se résumer à ces douleurs qui griffent les destins pour les mettre à vif.

Avant d’être pour quelques mois encore le directeur éditorial de Bayard éditions, fonction qu’il occupe depuis 2000, ce Cannois né en 1961 est passé par l’Ecole normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud. Il soutient sa thèse de doctorat en littérature comparée sous la direction de Julia Kristeva en 1988. Son sujet : Comprendre et compatir : l’exégèse biblique du récit au secours d’une herméneutique littéraire : Pascal, Dostoïevski, Proust. Tout est déjà là, installé avec ces trois auteurs, un catholique migraineux perdu dans les espaces infinis, un orthodoxe tourmenté par le Christ et un juif républicain qui a pour seul dieu la littérature. Derrière cela, l’idée d’une justice pour soi, pour les autres, et le rôle de l’écriture dans l’affermissement des liens. Les vrais héros du monde sont ceux qui transmettent des valeurs, Frédéric Boyer n’en démord pas. C’est pour cela qu’il entreprend chez Bayard éditions une retraduction de la Bible en 2001. Il coordonne ce projet ambitieux et fait appel à des auteurs qu’il apprécie, une nouvelle génération, pas forcément très religieuse, comme Jean Echenoz, François Bon, Marie NDiaye, Jacques Roubaud, ou d’autres qui gravitent autour de la planète P.O.L comme Olivier Cadiot, Valère Novarina ou bien sûr Emmanuel Carrère.

Une autre spiritualité

Chez Bayard, toujours dans cette relation entre littérature contemporaine et théologie, mais à destination d’un public plus jeune, il confie à l’illustrateur Serge Bloch de mettre l’Ancien Testament en roman graphique. "Ne pas vouloir toucher à la Bible, c’est rendre sa parole morte", explique-t-il au quotidien La Croix à l’occasion de la parution des Récits fondateurs : de la Genèse au Livre de Daniel en 2016.

Il y a chez lui une véritable soif spirituelle, une énergie débordante pour ce quelque chose qu’il ne sait pas toujours dire, mais qui le tient, l’entraîne et l’empêche de sombrer dans les passions tristes. Les saints innocents chers à Dostoïevski, Judas qui trahit par amour, la condition sexuelle, le poids de la mémoire, la fraternité, l’enfance, mais aussi la détresse se retrouvent dans ses livres où il est question des Mauvais vivants (2003).

Ce fil rouge de la littérature se transforme quelquefois en fil du rasoir où l’on se blesse parfois, plus ou moins volontairement, pour ressentir le tranchant du réel. En 2004, dans Mes amis mes amis, Frédéric Boyer écrit un long poème sur un homme qui a tenté de se donner la mort. Il ne faudrait pourtant pas voir que de la noirceur chez cet homme qui prend la mesure des blessures du monde. S’il a traduit Richard II et les Sonnets de Shakespeare, ou bien encore l’écrivain américain Dennis Cooper, il s’est coltiné au sanskrit pour proposer sa version du Kâmasûtra (2015) afin de montrer une autre spiritualité, celle qui passe par les corps.

Beaucoup de choses à inventer

La traduction, le besoin de faire passer des textes, n’a cessé de tarauder l’éditeur chez Bayard comme l’auteur chez P.O.L. Pendant cinq ans, il se confronte aux treize livres des Confessions de saint Augustin. En 2008, sous sa plume, elles deviennent des Aveux, un mot qui transporte de multiples énergies avec toutes les faiblesses qui le caractérisent. Son travail lui vaut le prix Jules-Janin de l’Académie française.

Avec une telle production, une question se pose. Comment concilier œuvre personnelle et travail d’éditeur ? Chez P.O.L, il va lui falloir écouter d’autres musiques que les siennes. Il esquisse un sourire. "Je l’avais déjà fait à Bayard, mais dans cette nouvelle configuration beaucoup de choses sont à inventer, surtout pour moi-même. J’ai dit à Antoine Gallimard que je ne voulais pas me publier. Après mon dernier livre chez P.O.L, les autres paraîtront chez Gallimard."

Le 5 avril, avant d’être aux manettes, il publiera un hommage à sa compagne, Peut-être pas immortelle. Un constat en forme de mystère pour celui qui doit relever le défi de la fidélité tout en imprimant sa marque. Après l’auteur, c’est désormais l’éditeur qui est sur un fil. Sans savoir qui tient les deux bouts…

Laurent Lemire

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