Justice

Tariq Ramadan, son livre et le référé interminable

Tariq Ramadan, son livre et le référé interminable

Près de trois ans après le début de la procédure, Tariq Ramadan est devenu un objet de droit, où chaque publication à son sujet peut devenir des preuves pour un juge des référés.

Le 3 février dernier, la Cour d’appel de Paris a, peu ou prou, confirmé une ordonnance rendue en référé - le mardi 10 septembre 2019… -, par le Président du Tribunal de grande instance de Paris, qui a rejeté la demande de suppression des 84 phrases du livre Devoir de vérité (Presses du Châtelet) de Tariq Ramadan, phrases par lesquelles les lecteurs pouvaient, selon l’avocat d’une femme surnommée Christelle, reconnaître l’identité de celle-ci.  

De fait, en matière de livres et de demandes d’interdiction, la justice se prononce en droit, mais sans perdre de vue le sens pragmatique de ses décisions. 

L’assignation d’origine reposait sur l’article 39 de la loi du 29 juillet 1881 aux termes duquel : « Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, des renseignements concernant l'identité d'une victime d'une agression ou d'une atteinte sexuelles ou l'image de cette victime lorsqu'elle est identifiable est puni de 15 000 euros d'amende. »

La demande de suppression de la plaignante (et non de la victime puisque la justice n’avait pas encore – et n’a toujours pas - jugé Tariq Ramadan, qui a été détenu à titre provisoire) revenait en pratique à interdire cette version de l’ouvrage, qui aurait dû être pilonné, recomposé et réimprimé.

Pour justifier le rejet de l’interdiction, le magistrat a d’abord relevé que l’identité de Christelle avait été révélée par l’AFP, mais surtout qu’une telle mesure représentait une « atteinte excessive et disproportionnée à la liberté d’expression ».Cependant, le juge a prononcé une condamnation à une euro de dommages-intérêts et à 2 000 euros au titre de l’article 700 du Nouveau Code de procédure civile (soit de frais d’avocat).

L’avocat de Christelle a aussitôt twitté que « La justice n’a pas délivré ce soir un blanc-seing au livre de M. Ramadan. Ce dernier est condamné et est LE SEUL condamné par la décision du Tribunal. Ce livre sera donc publié au pays de Voltaire, mais ceux qui se joindront à la meute se rendront coupables de la même faute », puis qu’il comptait agir sur le fond en diffamation. 

En parallèle, Tariq Ramadan a déclaré sur les réseaux sociaux : « Le livre sortira demain. Comme prévu. La tentative de censure a échoué. Il appartiendra désormais à chaque lecteur de se faire son idée sur le contenu du livre. Simplement. » »

C’eut été en effet dommage, car Tariq Ramadan est un habitué des tribunaux et des librairies : il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, d’une vie de Mahomet, de plusieurs essais sur l’islam et a également cosigné deux livres surprenants avec Edgar Morin.

Multiples enquêtes

Il a aussi été très tôt le sujet d’une salutaire biographie de Caroline Fourest, Frère Tariq (Grasset) et d’une enquête de Ian Hamel, La Vérité sur Tariq Ramadan, sa famille, ses réseaux, sa stratégie (paru logiquement chez Favre, en raison des liens de Tariq Ramadan avec la Suisse) ou encore d’un manuscrit plus ou moins autoédité par Lucia Canovi intitulé Le Double Discours: Tariq Ramadan le jour, Tariq Ramadan la nuit... Aziz Zemouri a même livré un vigoureux Faut-il faire taire Tariq Ramadan ?, aux éditions de L’Archipel (une maison plus que proche des Presse du Châtelet ; le groupe auquel les deux marques appartiennent, et qui vient d‘être racheté par Editis, affiche pour le moins un bel éclectisme)

2018 a permis à Henda Ayari (une des plaignantes) de livrer Plus jamais voilée, plus jamais violée. La 1ère femme à avoir témoigné contre Tariq Ramadan (éditions de l’Observatoire).

Mais surtout, la journaliste Bernadette Sauvaget lui consacre L’Affaire Ramadan, Sexe et mensonges, la chute d’une icône (Fayard), qui est en librairie depuis le 18 septembre 2019.

Voilà matière à de copieuses relectures par des avocats spécialisés.

Les pouvoirs du juge

Rappelons en effet que le juge des référés possède de très importants pouvoirs. Aux termes du Nouveau Code de procédure civile, il a la faculté d’ordonner « toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend ». De plus, il peut, « même en présence d’une contestation sérieuse », prescrire les « mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ».

En l’absence d’une liste de sanctions plus détaillée, la palette des mesures est donc très large. En pratique, elles vont de l’insertion de rectificatifs jusqu’à l’interdiction pure et simple de l’ouvrage, en passant par l’arrachage de pages. Il est fréquent qu’une publication judiciaire soit ordonnée en référé. Une condamnation à ce qu’un panonceau soit disposé sur tous les lieux de vente a même déjà été prononcée dans le cadre d’une telle procédure. Quant au versement de dommages-intérêts par provision - c’est-à-dire par anticipation sur la condamnation que prononceront ultérieurement les juges du fond - il s’agit là d’une mesure très répandue.

Cette procédure reste inapplicable en matière de diffamation car des actions sur ce fondement appellent des délais procéduraux assez longs (en particulier, dix jours en défense pour rapporter la preuve de la réalité faits supposés diffamatoires), ce qui explique pourquoi le conseil de Christelle a tenté sa chance avec l’article 39 et non la diffamation et qu’il n’annonce que des poursuites au fond sur le terrain de la diffamation.

Le juge des référés est aussi un magistrat de l’urgence et de l’évidence. Pour statuer, il lui est nécessaire de disposer de certitudes et non de simples « indices ».

C’est pourquoi il faut aussi souligner que la justice n’examine sérieusement la demande d’interdiction de tout ou partie d’un livre à paraître que s’il peut en vérifier le contenu définitif. Il peut se fonder sur un exemplaire du livre déjà fabriqué mais non encore mis en vente, un jeu d’épreuves, voire un manuscrit « authentifié », c’est-à-dire non contestable.

L’envoi prématuré du service de presse relève, dans le cas d’un ouvrage sensible, d’une prise de risque pour l’éditeur : cela revient à semer des preuves à tous les vents de Saint-Germain-des-Prés.

Bref, l’éditeur, qu’il soit pour ou contre Tariq Ramadan (voire les deux en même temps !), ou de tout autre sujet sensible, doit savoir doser entre la nécessaire préparation de la promotion, bien en amont de la sortie du livre, et le risque concomitant de ne le voir jamais sortir…

Si le secret est bien gardé ou si la cible ne possède pas les bons réseaux, il peut lui être tentant de se tourner sans plus attendre, désemparée, vers la justice.

L'avocat de Tariq Ramadan, a parlé d’ « une dynamique positive » pour son client et a rendue publique sa « satisfaction » d'avoir fait diminuer les montants de la condamnation. Celui des plaignantes est resté stoïque. De l’autre côté de la barre, le conseil des plaignantes, d’ordinaire twittomaniaque et jamais avare de leçons publiques, n’a pipé mot.

Tariq Ramadan est encore présenté dans nombre de médias comme un « islamologue suisse », ce qui est sans doute exact. Il est néanmoins resté, comme nous tous, un sujet de droit,  et est devenu, surtout, depuis quelques années, un objet de droit, que celui-ci soir pénal ou « littéraire »…

 

 

 

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