Chronique Juridique

Une prière laïque pour Salman Rushdie, le droit au blasphème et à la liberté

Salman Rushdie - Photo

Une prière laïque pour Salman Rushdie, le droit au blasphème et à la liberté

Salman Rushdie a été victime d’un très grave attentat vendredi 12 août. Il a déjà perdu un œil, le nerf d’un de ses bras est sectionné, son foie lardé de blessures. Son corps est meurti de toutes parts et nous sommes tous émus, choqués, affligés et en colère. Cette attaque au couteau a eu lieu dans un centre culturel de l’Etat de New York.

J’oserais dire qu’on peut donc prier encore nuit et jour (avec tous Les Enfants de minuit, relisez ce chef-d’œuvre qui est aujourd’hui en Livre de Poche !), prier pour lui et chérir aussi la liberté d’expression, en faveur de laquelle il faut se lever, se tenir droit pour la défendre, et non s’agenouiller ! 

Surtout quand, illico presto, en Iran, des dignitaires religieux et la presse enflammée et aux ordres, félicitent le terroriste.

En France, le cas « Rushdie » et le combat incessant qu’il implique est remarquablement documenté grâce aux riches archives de son courageux éditeur français Christian Bourgois, conservés à l’IMEC (dont Christian a été un formidable président).

Quand il publie en 1988 Les Versets sataniques, roman qui paraît officiellement le 26 septembre en Grande-Bretagne, Salman Rushdie n’imagine pas le séisme qu’il va provoquer dans le monde entier, et ce d’autant plus qu’il affirme n’avoir jamais voulu écrire un livre blasphématoire.

Dès la diffusion des « bonnes feuilles », les islamistes pakistanais œuvrent à faire interdire le livre pour « blasphème », ce que décide le gouvernement indien, tout comme le Pakistan, l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Somalie, le Bangladesh, le Soudan, la Tunisie, la Malaisie, le Qatar… En Angleterre, à Bradford, des exemplaires de ce livre « blasphématoire » sont brûlés sur la place publique. Vingt pays le banniront, le considérant comme une « machine de guerre littéraire contre l’Islam », une « moquerie » envers le Coran. Rushdie est accusé d’« athéisme », d’« apostasie », de « conspiration contre l’islam » : autant de « crimes » qui selon certaines interprétations de la charia méritent l’exécution.

C’est ainsi que débutent les menaces de mort, notamment contre l’éditeur britannique Penguin. La plus grande chaîne de librairies de Grande-Bretagne retire l’ouvrage de ses 430 magasins. En février 1989, au Pakistan, la foule veut incendier le Centre culturel américain et en lynche son gardien, ce pour empêcher la diffusion du livre aux États-Unis. « Dieu est grand », « À mort Rushdie ! », est-il vociféré.

Au cours du même mois, sur Radio-Téhéran, l’ayatollah Khomeini lance sa fatwa, appelant tous les musulmans à tuer l’écrivain ainsi que les éditeurs des Versets sataniques. La récompense initiale est de 200 millions de rials (21 500 dollars). Ordre est donné de « liquider Rushdie », et l’ambassadeur d’Iran au Vatican se dit prêt à le faire de ses « propres mains ».

L’écrivain est aussitôt placé sous protection policière – il le restera pendant des années et sera contraint de déménager 56 fois au cours des six mois qui suivront l’injonction de Khomeini. En 1989, dans un souci plus ou moins diplomatique en raison du conflit Iran/Irak, le président de la République islamique d’Iran indique que le peuple « accorderait son pardon » à Rushdie « si l’auteur revenait sur ses erreurs ». Ce dernier présente immédiatement ses excuses pour la « détresse causée à un si grand nombre de pratiquants sincères » – mais son repentir est rejeté : « Même si Salman Rushdie se repent au point de devenir l’homme le plus pieux de notre temps, l’obligation subsiste, pour chaque musulman, de l’envoyer en enfer, à n’importe quel prix, et même en faisant le sacrifice de sa vie. »

Face à cette fatwa, les maisons d’édition n’ont pas toutes la même réaction. Certaines, comme en Allemangne, dénoncent leur contrat avec Rushdie.

Le livre paraît aux États-Unis, soutenu par L’Association des éditeurs, celle des libraires et des bibliothécaires américains. Une librairie de Berkeley subit un attentat à la bombe.

En France, l’éditeur Christian Bourgois remet la parution à plusieurs reprises, puis publie le roman en juillet 1989, même si, comme l’indique le journal Le Monde, « on avait pu en lire des extraits dans la presse et tenter de se procurer la version pirate publiée par Jean-Edern Hallier dans un numéro spécial de son magazine, l’Idiot international » – M. Hallier ayant été « poursuivi en justice par M. Bourgois auquel Salman Rushdie a écrit pour rappeler qu’il était son seul éditeur français ». Pour des raisons de sécurité, la traduction est signée par le pseudonyme Alcofribas Nasier (utilisé par Rabelais, anagramme de son nom).

Sur la quatrième de couverture figure la mention suivante : « Le roman Les Versets sataniques est publié par Christian Bourgois éditeur, avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication de la République fançaise et l’appui amical des éditions Actes Sud, Balland, Belfond, Calmann-Lévy, Complexe, librairie José Corti, Régine Deforges-Ramsay, Fayard, Gallimard, Grasset, Robert Laffont, Sylvie Messinger, Minuit, Payot, P.O.L., les Presses de la Cité, les Presses du Languedoc, Rivages, le Seuil, Stock, Terrain vague-Losfeld. ».

On retrouve heureusement dans ce collectif un maison d’édition qui avait refusé (prudemment ?) tout net le livre proposé habituellement par l’agent de Salman Rushdie, comme le montrent les archives de l’IMEC…

Je m’y suis plongé en 2020 pour  préparer un livre catalogue intitulé Censurés – interdire, indexer, suveiller.

Mon sang s’est glacé au vu des lettres courageuses de la famile Bourgois échangées avec avec Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, relatives aux multiples menaces et mesures de protection : changer sans cesse le chemin de l’école pour les enfants de Dominique et Chrisitian, obtenir un port d’arme pour le garde du corps, recenser les appels anonymes ou signés que reçoit le standard de l’éditeur...

Car, parallèlement, la violence se poursuit : en mars 1989, le recteur de la mosquée de Bruxelles, jugé trop « modéré », est assassiné. Les traducteurs italien et japonais de Rushdie sont poignardés.

En 1998, dans le cadre de négociations avec la Grande-Bretagne, l’Iran déclare « ne plus encourager les tentatives d’assassinat contre Rushdie ».La fatwa n’est pas levée, mais l’écrivain peut, en apparence seulement comme le prouve l’attentat, vivre « plus librement » aux États-Unis.

De fait, en 2005, cette mesure est contestée. Les activistes décident que « la fatwa est perpétuelle et le livre l’incarnation des complots sataniques de l’Arrogance Mondiale et des colonisateurs sionistes qui transparaissent sous les manches de cet apostat ».

La prime iranienne pour tuer Rushdie est désormais de 2,8 millions de dollars.

En 2007, il est anobli par la reine d’Angleterre. Le ministre des Affaires étrangères du Pakistan juge que cette décoration pourrait déclencher des attentats-suicides. Des effigies de la reine et de Rushdie sont brûlées.

En 2012, la prime pour l’assassinat de Rushdie est portée à 3,3 millions de dollars.

En 2015 ont lieu les attentats contre Charlie Hebdo (ainsi que, il faut pas l’omettre, une policière et nos concitoyens de l’hyper-casher).

Et en 2016, quarante organes de presse iraniens augmentent de 600 000 dollars la prime pour tuer Rushdie.

J’ai toujours rapproché cela des méthodes du régime de l’Espagne franquiste, durant lequel Fernando Arrabal sera poursuivi pour blasphème (envers le catholicisme) pour avoir rédigé, au début de Celenbrando la ceremonia de la confusion (Fêtes et rites de la confusion, édité en français par Eric Losfeld, en 1960), cette dédicace « Me cago en Dios, en la Patria y en todo lo demàs » [« Je chie sur Dieu, la patrie et sur tout le reste »]

Mis sur écoute, accusé de pornographie et d « érotomanie », suspecté de participer à des orgies (de Dali notamment), Fernando Arrabal est arrêté puis condamné à douze ans de prison pour avoir rédigé cette dédicace.

Des écrivains le soutiennent, comme Arthur Miller, Ionesco et Beckett, lequel déclare : « Arrabal aura beaucoup à souffrir pour nous donner ce qu’il a encore à nous donner. Lui infliger la peine demandée par l’accusation, ce n’est pas seulement punir un homme, c’est mettre en cause toute une œuvre à naître. » Camillo José Cela, Octavio Paz et Orson Welles se mêlent à la bataille !

Arrabal est gracié. Mais, en 1972 il publie la Lettre au général Franco qui lui vaut d’être parmi les cinq Espagnols jugés les plus dangereux par le régime et « interdits de retour ». Il reste donc à Paris. Combattant inlassable de la liberté d’expression, il a témoigné en 2002 au procès de Michel Houellebecq (dont j’étais l’avocat), traduit en justice pour avoir déclaré que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam ».

Puisque je tiens ici une chronique juridique, rappelons une fois e plus que  le blasphème, qu‘il se traduise par un livre, un article de presse ou un dessin, n’est plus réprimé devant les juridictions laïques françaises, malgré des décisions  de justice isolée qui ont affaissé la jurisprudence républicaine.

Pendant longtemps, les magistrats retenaient habituellement pour critère la conformité ou non des images litigieuses à l’iconographie religieuse traditionnelle : la représentation de la crucifixion – de Larry Flint à INRI - est ainsi devenue un premier enjeu judiciaire, digne de l’époque où l’écrivain Fernando Arrabal était condamné par le régime franquiste pour avoir outragé le Christ. Le détournement de la Cène, depuis la publicité Volkswagen jusqu’à celle de Marité et François Girbaud, est devenue un nouveau sujet de colère divine

« L’affaire Larry Flint » avait d’ailleurs été l’occasion, en février 1997, d’une étonnante mise en abîme : les demandes d’interdiction visaient l’affiche un film de Milos Forman, qui relatait lui-même les démêlés d’un éditeur de revues pornographiques avec la censure… « Compte tenu de l’état actuel de l’évolution sociale», le Tribunal n’avait cependant pas vu dans l’affiche litigieuse un « outrage flagrant aux sentiments religieux des requérants ».

En pratique, les juridictions accueillent plus facilement les actions contre les éléments visibles par le plus grand nombre : les affiches de films, les publicités sont particulièrement visées, tout comme… les couvertures de livres.

En 1995, les intégristes avaient même sévi judiciairement contre une couverture (de magazine) qui titrait : « Pourquoi Dieu n’aime pas les femmes»…La discrétion serait donc de rigueur : l’« affaire Rushdie » a permis au Tribunal de grande instance de Paris, en 1989, de débouter les plaignants, notamment au motif que « personne ne se trouve contraint de lire un livre »… Il en a été jugé presque de même en septembre 2002 en faveur de Michel Houellebecq, puis, en 2007, dans l’affaire dite des caricatures de Mahomet, publiées Charlie de Hebdo.

La véritable nouveauté de ces dernières années était sans conteste la constitution d’entités juridiques dans le seul dessein d’agir sur le terrain du droit et non plus de la seule réprobation morale. Dès 1977, l’association pour la conscience de Krishna a agi en France, en vain, contre un film pornographique mettant en scène un de ses adeptes.

Mais, le 14 septembre 2000, la Cour de cassation revenait sur la décision de la Cour d’appel de Paris, rendue le 10 novembre 1998 au profit d’Albin Michel, éditeur d’INRI de Bettina Rheims et poursuivi par une association. En 2005, c’est l’épiscopat lui-même, via une association ad hoc, qui a retrouvé ses mauvaises habitudes, fustigeant la représentation de la Cène incarnée par des femmes et la présence d’un corps masculin assez chastement dénudé...

Les attaques contre Ave Maria de Jean-Luc Godard (en 1984, entraînant le retrait de l’affiche du film), La Dernière Tentation du Christ (en 1988, aboutissant au rajout d’un avertissement en début de film) avaient déjà attesté de cette vigueur retrouvée qui, a, heureusement, trouvé une certaine limite en justice.

Les activistes religieux déboutés dans les affaires Houellebecq, Fallaci et Charlie hebdo n’en ont pas moins attisé la haine et l’ imbécilité.

L’attentat contre Charlie hebdo, c’était il y a, en réalité à peine sept ans, même si cela nous semble si proche et loin à la fois. Et découargeant, désepérant, comme l’attentat contre Salman Rushdie.

Le combat des écrivains et des éditeurs afin d’avoir le droit de s’exprimer, voire de blasphémer, n’est jamais gagné.

Les gens du livre le savent : cela reste une affaire nous concernant tous, éditeurs, écrivains, libraires et bibliothècaires, croyants ou non, lecteurs convaincus ou pas de et par l’imnnense talent de Salman Rushdie, amateurs de littérature ou simples citoyens d’un pays attaqué mais libre, frémissant devant le fanatisme, l’obscurantisme et la violence dont des humains et des régimes sont encore capables.

 

 

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