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Ces affairistes de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann) ont le génie du business, c’est indéniable. Depuis leurs bureaux de Los Angeles, 12025 Waterfront Drive, les gestionnaires des noms de domaines ont imaginé de vendre des mots que le monde entier utilise jusqu’à maintenant gratuitement. Le plus stupéfiant est que ça marche. Selon le premier bilan des enchères de 2014 sur la vente de huit suffixes, l’Icann a empoché 28,5 millions de dollars (23 millions d’euros), dont 8,8 millions réglés par Amazon pour .buy et .spot. La vente de .sex devrait aussi être très suivie, à côté de .football, .casino, .lol, .mom, .baby, etc.

Début novembre, Amazon s’est aussi emparé de .book. Les huit autres candidats ont abandonné. Faute d’enchère, le montant de la transaction est inconnu. Google et la base bibliographique Bowker avaient déposé des dossiers, ainsi que six spéculateurs n’ayant rien à voir avec le livre. L’Icann a attiré une bande de prédateurs qui ont créé des sociétés dans le seul but d’acheter ces suffixes, pour en revendre l’usage aux entreprises intéressées. Top Level Domain Holdings Ltd, qui convoitait .book parmi une soixantaine d’autres suffixes, est cotée en Bourse et valorisée environ à 60 millions de dollars.

Un bataillon de juristes

Ce système particulier nourrit des bataillons de juristes et coûte de l’argent public car les gouvernements doivent envoyer des représentants pour surveiller ce qui se passe. David Martinon, ancien porte-parole de l’ex-président de la République Nicolas Sarkozy, nommé par le Quai d’Orsay représentant spécial pour les négociations internationales sur l’économie numérique, défend la France dans ces réunions.

En réponse à une question des gouvernements (Governmental Advisory Committee, Gac), Amazon a déclaré le 13 mai dernier qu’il ne réserverait pas .book à son usage exclusif. Mais la façon dont le cybermarchand en concédera l’utilisation à des tiers n’est pas expliquée. Ni Lorna Gradden, la juriste du cabinet d’avocats londoniens représentant Amazon, ni Dana Northcott, chargée du dossier au sein du service juridique du groupe, n’ont souhaité répondre à nos mails. Et le dossier de 40 pages déposé à l’Icann ne donne aucune précision, sinon que le cybermarchand apportera "une base stable et sécurisée" aux internautes et utilisateurs du suffixe. La gestion opérationnelle sera sous-traitée par Neustar, un des spécialistes américains du secteur.

Il n’y a aucune mention de conditions commerciales pour .book. Sauf quand ils ont décidé d’en garder l’usage exclusif, l’objectif des propriétaires de ces nouveaux suffixes est de les rentabiliser auprès d’utilisateurs futurs. Tout fait ventre. La Ville de New York, qui s’est assurée du contrôle de .nyc (acronyme de New York City) émis par l’Icann, vient ainsi de vendre marijuana.nyc pour 60 920 dollars, selon Thedomains.com (l’usage médical de la substance est autorisé dans l’Etat de New York). On peut supposer qu’Amazon, intervenant lui-même dans le livre, n’aura pas intérêt à galvauder son suffixe. Mais il est particulièrement inquiétant pour les acteurs du livre de dépendre du bon vouloir de leur principal revendeur (pour les éditeurs) ou concurrent (pour les libraires sur Internet) pour l’usage de ce mot consubstantiel à l’activité du secteur, dans la première des langues internationales.

La France s’énerve

Plusieurs dizaines d’entre eux, dans le monde entier, ont protesté. Le groupe japonais Rakuten, propriétaire de Kobo, principal challenger d’Amazon dans le livre, est le seul à avoir déposé un recours formel, très coûteux en frais de procédure. Il a été rejeté sur la base d’un avis de Fabien Gélinas, professeur de droit de l’université de Toronto, mandaté en tant qu’expert par la chambre de commerce internationale, habilitée par l’Icann à examiner les différends. Dans sa note de 30 pages rendue en novembre 2013, il estimait que Rakuten n’apportait pas la preuve du dommage que sa filiale pourrait subir, et qu’il n’y avait donc pas lieu d’interrompre le processus.

La France s’est plutôt inquiétée de l’usage de .hotel, et s’est franchement énervée à propos de la vente de .vin et .wine, qui enrage même les Californiens. "Pour .book, il serait difficile de déposer un recours, complexe et très coûteux", admet David Martinon.

05.12 2014

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