Elle porte son nom avec une tranquille et affectueuse loyauté. Elle est la fille de Félix. Elle a été Manou, une enfant de La Borde. Emmanuelle Guattari a poussé, choyée et libre, dans un château en Sologne, vécu ses dix-sept premières années dans un parc au milieu d’étangs et de forêts, entourée de tout un tas de « bestioles ». Avec, à ses côtés, parents, oncles et tantes, frères, grands-mères et « Pensionnaires », ces « Fous » réfugiés dans la clinique psychiatrique hors norme de La Borde que son philosophe et psychanalyste de père a codirigée pendant trente-cinq ans. Ce lieu ouvert où l’on pratique depuis soixante ans la psychothérapie institutionnelle, où patients et soignants cohabitent. L’année dernière, dans La petite Borde, premier roman écrit près de vingt ans après la mort de son père, cette dernière de cordée élevée au sein d’une communauté d’enfants explorateurs et d’adultes « bienveillants » faisait revivre par saynètesson enfance enchantée dans la France rurale des années 1960 et 1970.

Ciels de Loire, son deuxième roman, élargit l’horizon. Comme dans le premier livre, Emmanuelle Guattari a choisi une écriture en tableaux, préférée à une narration linéaire, mais on ne peut pourtant pas vraiment parler de suite. La première fois, elle avait pour ambition de saisir des « blocs d’enfance ». Cette voix d’enfant était la musique de ce texte clair, dense, sans aucune mièvrerie. Une parole souvent même coupante comme les arêtes de ces « cristaux de temps » qu’Emmanuelle Guattari a cherché à tailler. Ciels de Loire s’attache à la relation du territoire au temps, au lien entre le vieillissement et la transformation du paysage et trace une géographie du passé. Dans le Loir-et-Cher de sa jeunesse, la campagne éternelle voit arriver la modernité du périurbain : parce qu’il n’y a plus assez de place pour héberger tout le monde à la clinique, la famille s’installe dans une tour, dans une Zup pilote sortie de terre à la périphérie de Blois. Au château aussi, l’espace est réaménagé : dans « l’Extension », l’ancienne chambre des parents devient l’Infirmerie ; l’ancienne Garderie, la Pharmacie. Le « collectif utopique » expérimenté à La Borde se confronte au « collectif épouvantable » de la Ville nouvelle. Depuis, « la tour a été rasée ». « Je ne l’ai pas inventé », précise celle qui, dans un projet clairement autobiographique, a parfois injecté quelques doses de fiction. De ses frères aînés, elle a ainsi créé James, un « frère énorme », et dans ce deuxième texte on retrouve cette figure d’éclaireur bagarreur, hommage à toutes les fratries, incarné également en Jean-Claude, l’oncle mécanicien et fugueur que sa sœur passe à sa vie à rechercher…

Lumineuse nostalgie.

La fratrie, c’est « la diffé-rence dans le même », commente Emmanuelle Guattari. Avec elle, on est « initié au merveil-leux ». Ciels de Loire évoque à nouveau la mère disparue qu’aucun des trois enfants de l’écrivaine n’a connue, et à laquelle elle voulait rendre justice en montrant son côté fantasque et son investissement courageux dans l’aventure. «Ma mère nous lisait Alice : après la rencontre avec le chat, elle prenait le thé chez les Fous», écrit-elle. Et l’on recroise aussi le père qu’elle revoit « facétieux », « foisonnant », en visiteur toujours furtif… Elle raconte encore « cette suspension étrange de l’accomplissement, cet égarement de la réalisation » qu’elle a observés chez les Pensionnaires. Sans doute, a-t-elle appris auprès d’eux à « comprendre que l’être humain n’a pas l’obligation d’être toujours efficace ».

Que fait-on de l’enfance ? La question traverse en creux ce dernier texte. Emmanuelle Guattari n’a pas suivi le chemin paternel : elle a étudié l’histoire qu’elle a un temps enseignée. Elle a quitté la campagne à la fin de l’adolescence, vit depuis longtemps à Montreuil et retourne régulièrement à La Borde. Elle parle d’un «rapport de porosité avec le passé». Dans ses livres, on croise des fantômes et des sosies. C’est sa manière de convoquer tous ses disparus. Mais le regard de deuil qu’elle pose est aussi tourné vers le futur. Sa nostalgie est lumineuse, ouverte, entraînée dans le cycle de la vie. Et quand elle dit, dans une déclaration englobante et solidaire, « on aimait La Borde », on voit bien que ce passé rayonnant continue de réchauffer le présent. Véronique Rossignol

Ciels de Loire, Emmanuelle Guattari, Mercure de France, 19 euros, ISBN : 978-2-7152-3412-3, parution le 22 août.

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