Après Passion arabe, état des lieux des révolutions et conflits qui secouent le monde arabo-musulman, Maghreb et Machrek, et leurs répercussions sur la société française, Gilles Kepel s’est attelé à une autre de ces enquêtes de terrain qu’il affectionne. Grâce à l’aide de l’institut Montaigne, l’universitaire, spécialiste du monde musulman, est allé à la rencontre, de janvier 2013 à janvier 2014, d’une centaine de candidats aux élections législatives de 2012, dont les noms dénotaient des origines arabes ou musulmanes. Synthétisant les résultats de ses entretiens pour ce livre, il a décidé de se focaliser sur deux zones sensibles de notre paysage politique : Marseille et Roubaix. Deux régions à première vue antipodistes, mais réliées par des problématiques communes et concomitantes : misère sociale, forte présence de populations immigrées, surtout des Algériens, et montée en puissance du vote Front national.
Un peu à la manière d’une émission de M6, l’enquête est scénarisée, surtout à Marseille, Kepel payant de sa personne : toujours en retard, il participe à la fin du ramadan qui tombe un 14 juillet, rate Marion Maréchal-Le Pen dans le Luberon, ou encore passe de longues heures avec Samia Ghali, la sénatrice socialiste qui avait mis le pays en émoi en réclamant pour sa ville, où la pègre se massacre allègrement dans les Quartiers nord, le renfort de l’armée ! A Roubaix aussi, il va au contact, nous livre quelques tranches de vie, forme qui lui permet de faire passer nombre d’affirmations nées de sa connaissance et de ses analyses, mais qui ne feront pas plaisir à tout le monde : Kepel est un agitateur d’idées, volontiers provocateur, mais habile. Il rappelle ainsi que la France, avec son "identitécomplexe et particulière" due, en partie, à son passé colonial, à la fois omniprésent et largement "refoulé" (la guerre d’Algérie, surtout), est "le premier pays arabe d’Europe", un pays qui, comme Camus l’Algérois l’a souvent rappelé, se situe au cœur du monde méditerranéen.
Il constate et explique la profonde évolution de la "communauté" arabo-musulmane (enfants et petits-enfants d’immigrés), face aux sujets de fond qui déstabilisent notre société en mettant à mal notre modèle d’intégration, de vivre-ensemble dans le creuset national : conflit israélo-palestinien, montée de l’islamisme, terrorisme, chômage, faillite des politiques de droite comme de gauche, racisme (antisémitisme ou islamophobie)… Le tout dans un climat passionnel, attisé par des affaires de voile islamique ou l’hystérie criminelle d’un sinistre histrion. Il montre qu’il existe un monde entre la marche des Beurs de 1983 et la génération "halal" d’aujourd’hui, dont une partie n’a pas hésité à défiler contre le "mariage gay" aux côtés des catholiques tenants de l’ordre moral. Comme les extrêmes, les intégrismes se rejoignent.
N’esquivant aucun sujet qui fâche, souvent convaincant, toujours éclairant, Passion française est un livre constructif, qui va susciter le débat, surtout en cette période électorale. J.-C. P.
