5 AVRIL - ROMAN Hongrie

Péter Esterházy- Photo JACQUES SASSIER/GALLIMARD

S'appeler Esterházy en Hongrie, c'est, qu'on le veuille ou non, être associé à l'histoire de ce pays, épouser ses gloires et ses tragédies. Péter Esterházy, ne se contentant pas de descendre de l'une des plus vieilles familles princières magyares, transforme sa généalogie en destin littéraire. L'auteur, né en 1950, avait rendu un hommage à son père et aux pères de son père dans Harmonia cælestis (Gallimard, 2001), titre emprunté au recueil de musique religieuse publié sous l'égide d'un de ses ancêtres mélomanes. Il s'agissait d'un magistral diptyque composé, d'une part, de récits vrais et fictifs sur la lignée paternelle ("sarabande de pères promenée en trois cent soixante et onze phrases") et, d'autre part, de chroniques de la branche comtale des Esterházy dont l'auteur est issu, allant de la révolution de Béla Kun en 1919 aux années de plomb du communisme de l'après-guerre. Le comte Esterházy, esthète polyglotte forcé par l'idéologie prolétarienne à se convertir en cultivateur de melons, y était dépeint avec la tendre estime d'un fils pour son père. Avec Revu et corrigé (Gallimard, 2005), écrit après que Péter Esterházy eut découvert avec horreur que ce pater familias tant aimé avait été un agent de la police politique, voilà le portrait paternel modifié par des repentirs imbus de larmes...

Dans Pas question d'art, c'est vers le côté de la mère que l'écrivain se tourne. Qualifiée de "femme victime de la littérature" (il l'avait déjà fait mourir dans ses livres), la figure maternelle revit ici par l'enivrante virtuosité d'Esterházy dans toute la rugosité de son caractère. Cette mère de quatre fils, qui ressemble à la reine d'Angleterre et fume comme un pompier, a su rester digne en dépit des vicissitudes d'un régime qui déclassa les siens et de la mélancolie alcoolisée de son époux. A l'usine de filature où elle a trouvé un emploi, elle se rend utile par sa connaissance du français auprès des cadres qui n'ont pas attendu la chute du mur de Berlin pour faire des affaires. Mais ce qui force l'admiration chez ses collègues mâles est sa passion du foot : "Ma maman distinguée encourageait son équipe avec une telle véhémence que l'herbe ne repoussait plus sur son passage." L'auteur de Voyage au bout des seize mètres (Bourgois, 2008), à qui la mère a inculqué le catéchisme du ballon rond et qui joue comme cadet dans l'équipe "patronnée" par l'usine, évoque le terrain comme les hors-jeu de la vie, notamment les désirs troubles d'un entraîneur surnommé Mágus, le "mage". C'est avec un art consommé de la digression mais aussi du cruel raccourci que Péter Esterházy brosse la fresque d'une société kafkaïenne. Sa mère aimait aller chez le coiffeur qui donnait à la clientèle du "chère-madame-je-veux-dire-camarade" : "Oh mon petit Erno, la dictature du prolétariat n'a pas de prise sur vous.» «  Mais si, elle a eu prise sur lui, en 1956 un char russe lui a passé sur le corps."

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