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Autoédition: naissance d’une industrie

Réunion-débat sur le stand Amazon-Kindle Direct Publishing à Livre Paris 2018. Des auteurs publiés sur la plateforme expliquent leur parcours aux néophytes. A l’écran, des exemples de livres autoédités devenus des best-sellers papier. - Photo Olivier Dion

Autoédition: naissance d’une industrie

Avec l’essor des moyens digitaux, toute une économie s’organise autour de la masse de manuscrits qui ne sont plus proposés à l’édition traditionnelle ou que celle-ci refuse. Une partie trouve son public sur Internet. Les éditeurs s’organisent pour reprendre ceux qui ont le plus de potentiel et en faire, parfois, des best-sellers, contribuant à entretenir la motivation et les espoirs des auteurs.

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Par Hervé Hugueny
Créé le 30.03.2018 à 09h19

Signe de l’intégration de l’autoédition dans la chaîne du livre, l’exploration de la liste des meilleures ventes numériques d’Amazon est devenue un réflexe pour de nombreux éditeurs à la recherche de textes, au même titre que le tri de la pile de manuscrits arrivés par la poste, le suivi des blogs ou l’attention aux recommandations diverses. "C’est une veille active, plus ou moins quotidienne en fonction de mon emploi du temps, explique Alexandrine Duhin, directrice littéraire chez Fayard et Mazarine. Je regarde ce qui arrive en tête du classement, mais pas uniquement car ces records de ventes de livres à 2 ou 3 euros ne sont pas forcément reproductibles dans l’édition. Je surveille aussi les nouveautés en survolant les quatrièmes de couverture, les commentaires de lecteurs, et en explorant le texte quand ma curiosité est piquée. Je suis convaincue qu’il y a aussi des titres très littéraires à découvrir", dit-elle. La majorité des contenus autoédités relève toutefois de la littérature de genre (romance, érotique, policier, feel-good book…), même s’il y a aussi des essais, du pratique, du scolaire ou de la bande dessinée.

Un comité de lecture géant

Les auteurs republiés par l’édition traditionnelle après avoir édité leur livre sur Kindle Direct Publishing (KDP), la plateforme d’Amazon, ou encore sur Kobo Writing Life ou l’iBookstore d’Apple (plus rarement) se comptent maintenant par dizaines, dans des maisons de tous profils. "Le filtre de ce comité de lecture géant fonctionne plutôt bien, même s’il n’est pas sans faille", observe Frédéric Thibaud, directeur éditorial et gérant de City, qui a repris au moins une dizaine d’auteurs correspondant aux genres de la maison: polar, thriller, romance, feel-good book.

"L’an dernier, 24 de nos auteurs ont signé un contrat d’édition, soit trois fois plus qu’en 2016", se félicite Charlotte Allibert, cofondatrice de Librinova avec Laure Prételat. Au total, depuis sa création en 2014, cette plateforme de publication a conclu 36 contrats avec les éditeurs les plus divers: Anne Carrière (Média-Participations), BMR (Hachette Livre), Carnets Nord, Charleston (marque de Leduc.s), City, Denoël (Madrigall), Eyrolles, Fleuve éditions et Gründ (Editis) ou Michel Lafon. Accueillie avec circonspection lors de son lancement, Librinova a maintenant trouvé sa place parmi les auteurs autoédités avec son service d’agence littéraire spécialisée. "Tous ceux dont les ventes dépassent les 1 000 exemplaires accèdent à ce service, soit environ 70 % des 1 600 ouvrages déposés", explique Charlotte Allibert. Ils ne sont pas tous publiés, mais disposent d’une représentation que bien peu d’agents traditionnels sont prêts à fournir pour le moment, et les éditeurs apprécient d’avoir des intermédiaires qui leur font gagner du temps, en leur proposant des manuscrits adaptés à leur ligne éditoriale. Avec un chiffre d’affaires de 850 000 euros, Librinova arrive à l’équilibre. Son modèle a été jugé assez convaincant pour que la société soit valorisée à 3,8 millions d’euros lors de sa dernière augmentation de capital.

Données de lecture

L’efficacité dans la sélection des contenus est précisément un des objectifs de l’accord passé entre la plateforme de publication Wattpad et Hachette Livre. "Sur les 90 nouveautés de notre programme, 10 titres sont issus cette année du partenariat avec Wattpad, c’est une manne", se réjouit Cécile Térouanne, directrice d’Hachette Romans, qui reçoit toujours un bon millier de manuscrits par an mais n’en retient qu’un ou deux. Le partenariat donne un droit de premier regard à Hachette sur les textes proposés, qui peuvent venir d’autres bassins linguistiques que le français. "Le volume de ce qui est publié en anglais est sans commune mesure avec ce que nous trouvons en français, constate Cécile Térouanne. Nous continuons notre veille sur le site, mais la pertinence des données fournies avec les textes, notamment le temps passé par l’internaute sur les pages, est bien supérieure à ce qui est en accès libre, comme le nombre de vues ou les commentaires."

Ecrite essentiellement par des adolescents, cette production séduit naturellement un lectorat du même âge. "Ces jeunes auteurs disposent de communautés acquises. Les ventes sont plutôt supérieures à celles d’autres titres, ce qui nous permet finalement de publier moins pour un meilleur résultat", souligne la directrice d’Hachette Romans. Wattpad, où tout est gratuit pour le lecteur, est rémunéré en tant qu’agent littéraire des auteurs publiés.

Avec Fyctia, Hugo & Cie a organisé son Wattpad en modèle réduit, couplé à une dizaine de concours littéraires par an spécialisés en romance, thriller ou encore young adult, pour stimuler les publications et disposer de sa propre source de manuscrits, validés par les avis des internautes. "Les auteurs publient leur premier chapitre, qui doit obtenir au moins 3 like pour ouvrir le droit de publier le second, qui doit en recevoir 6, puis 9 pour le troisième, etc.", explique Marine Flour, chargée de l’animation de Fyctia et par ailleurs éditrice de La Condamine, une marque d’Hugo & Cie qui publie les lauréats des concours. Chaque concours attire de 150 à 500 participants, celui de la romance étant le plus suivi.

Pour rentabiliser ce travail, pour le moment rémunéré par les seules ventes des auteurs repris en numérique ou en papier, le groupe ouvre la semaine prochaine Stories by fyctia, une plateforme d’autoédition qui vendra ses contenus en direct et via les librairies numériques. "Elle sera réservée aux auteurs ayant publié un texte sur Fyctia, et à condition qu’ils aient obtenu au minimum 100 like, soit un potentiel de 3 000 titres. Les frais de publication seront de 99 euros pour les textes juste à ce niveau, et dégressifs jusqu’à 1 euro seulement pour ceux qui auront 50 000 like", détaille Marine Flour. Les recettes, nettes de TVA et de la marge des distributeurs et revendeurs numériques, seront partagées à parts égales entre Hugo et les auteurs.

Attirer les auteurs

A l’image de techniques qui permettent de rentabiliser aujourd’hui des gisements pauvres en minerai autrefois inexploitables, ce sont bien les nouvelles technologies de publication numérique et d’impression à la demande qui ouvrent des perspectives économiques à l’immense masse des textes refusés par les éditeurs, ou qui ne leur sont même plus envoyés, au point de susciter de la concurrence pour les obtenir. "Il y a cinq ans, une campagne sur Google pour recruter des auteurs était encore bon marché. Aujourd’hui, c’est bien plus cher, nous investissons au total 180 000 euros sur Google, Facebook, ou Twitter pour l’ensemble de nos marques", souligne David Stut, directeur général d’AParis, sans doute le premier groupe d’édition participative en France avec 24 salariés, 3,3 millions d’euros de chiffre d’affaires et 250 000 euros de bénéfice en 2016. Librinova, qui propose un logiciel d’indexation de manuscrits aux éditeurs, lesquels peuvent renvoyer les auteurs refusés vers la plateforme, investit une partie des 700 000 euros de sa dernière augmentation de capital en campagne de recrutement.

Amazon mise aussi, en dépit de toute sa notoriété, sur la communication en ligne pour attirer des auteurs. Depuis trois ans, le cybercommerçant organise également un concours, en utilisant la francophonie comme cheval de Troie, et tient des conférences de presse sur l’autoédition et KDP. Personne n’avait prêté attention à cette plateforme lors de son installation au moment même du lancement du Kindle (2007 aux Etats-Unis, 2011 en France). Mais KDP constitue désormais le centre de gravité de toute cette nouvelle économie.

Amazon ne révèle rien

Le groupe ne révèle rien du nombre d’utilisateurs, du volume de titres publiés, ni de leurs ventes. "Les auteurs indépendants occupent 40 % du top 100 des meilleures ventes Kindle, et ce chiffre progresse régulièrement", assure Ainara Ipas, responsable KDP pour la France. La communication du groupe médiatise les succès en insistant sur les 70% du prix des livres reversés aux auteurs (à condition que ce prix reste compris entre 2,99 et 9,99 euros), mais sans préciser la proportion de ceux qui recevraient au moins un smic, jugeant cette information "peu intéressante". La comparaison avec les 468 millions d’euros de droits reversés en 2016 par les éditeurs aux auteurs le serait assurément.

Dans ce mouvement subsiste un net point de résistance: les personnalités disposant d’une notoriété ne l’exploitent pas sur KDP. Seuls Alain Juppé, candidat à la primaire de droite en 2016, ou plus récemment le journaliste politique Jean-Michel Aphatie ont tenté l’opération.

Laure Lapègue, écriture et conseil

Photo DIDIER BIZOS

Auteure de cinq romans policiers, Laure Lapègue, auparavant responsable marketing et communication chez PNY Technologies, partage son temps depuis trois ans entre l’écriture, le conseil aux écrivains et un travail de consultante pour des start-up de la région bordelaise. Pour se faire connaître, elle a créé Booknseries.fr, où elle publie ses textes en feuilletons avant de les vendre en version imprimée, distribuée via Le Comptoir du livre à Bordeaux. Elle accueille sur son site des auteurs séduits par le principe, qu’elle a sélectionnés. "Dans la masse de l’autoédition, il fallait trouver le moyen de faire reconnaître des textes de qualité et travaillés, au moins corrigés par un professionnel", explique l’auteure de Female (février 2017). Laure Lapègue ne vit pas de ses livres, mais plutôt de son activité de conseil et formation en communication auprès des auteurs, concrètement présentée pendant quatre jours sur son mini-stand à Livre Paris. "Etre indépendant, c’est un état d’esprit", affirme-t-elle.

Amélie Astier, 20 ans et 40 livres

Photo AMÉLIE ASTIER/FACEBOOK

"Je suis très organisée. J’écris 8 heures par jour, 6 jours sur 7, même si ce n’est qu’une page, que je peux effacer le lendemain. Et je consacre une heure chaque jour à la promotion, les réponses aux mails, etc.", explique Amélie Astier. A 20 ans, seule ou avec sa coauteure Mary Matthews, elle a déjà écrit "environ une quarantaine de livres". Ils sont disponibles sur Amazon sous leurs noms de plume: Amheliie et Maryrhage. Trois d’entre eux sont publiés chez Bragelonne, et le prochain est à paraître chez J’ai lu, tous dans les catégories "romance M-M" (male-male) et "dark" (amour rude). "J’ai écrit le premier à 14 ans, j’ai commencé à publier à 16 ans et fondé ma société à 18 ans. Mais je vis de l’écriture depuis 3 ou 4 ans",précise la jeune auteure, qui a passé son bac ES avec le Cned pour se libérer des cours du lycée. Elle s’était inscrite à la faculté de Nice dans un cursus d’histoire et de sciences politiques, dont elle est passionnée (elle a aussi écrit sur les chasseurs de nazis, le conflit nord-irlandais, et les légionnaires), mais les TD obligatoires, surpeuplés et de peu d’intérêt, l’ont vite lassée.

L’autoédition toujours en hausse aux Etats-Unis

 

Les ventes des auteurs autoédités ont progressé de 2,1% en 2017, contre 1,1% pour celles des éditeurs traditionnels.

 

Sur les neuf derniers mois de 2017 aux Etats-Unis, les auteurs autoédités ont réalisé 26,3% des ventes de livres numériques en nombre d’exemplaires, contre 25,6% pour les cinq premiers groupes d’édition, selon le rapport publié par le site AuthorEarnings un an après le précédent. En valeur, les groupes restent largement dominants, avec 43% de l’activité, contre 17% pour l’autoédition en raison des prix de vente très faibles des ouvrages des auteurs indépendants.

En dépit de la nouvelle dimension qu’il a donnée à son travail, le créateur d’AuthorEarnings reste anonyme, se faisant toujours appeler Data Guy (1). Développé depuis 2014 pour évaluer les ventes des seuls auteurs indépendants, ce projet est devenu une société d’étude globale du marché du livre, qui vend ses données via un site différent baptisé Bookstat.com.

La part toujours accessible gratuitement sur AuthorEarnings conserve une attention particulière pour l’autoédition, qui évoluait auparavant dans l’angle mort des autres outils de mesure (Nielsen, Bookscan, New York Times) faute de chiffres communiqués par Amazon, qui contrôle la quasi-totalité de cette activité.

La comparaison avec les rapports précédents est impossible en raison d’un changement de méthode. Mais l’évolution des ventes au cours des neuf derniers mois de 2017 montre que l’autoédition a progressé plus vite que l’édition traditionnelle, à + 2,1% contre + 1,1% en valeur. Les auteurs indépendants publient désormais aussi bien sur papier qu’en livre audio, où leur part de marché ne dépasse toutefois pas 10%.

Après l’engouement des débuts, des questions sur la pérennité du phénomène commençaient à surgir aux Etats-Unis. Les données produites par AuthorEarnings ne traduisent aucun signe d’essoufflement, mais elles révèlent un fort renouvellement des auteurs à succès. "Bon nombre des superstars d’hier ne sont plus dans le top 50. Et les nouveaux sont discrets, ne prenant plus la peine de partager leur expérience", note Data Guy. Quelques-uns d’entre eux ont même souhaité que leur nom soit retiré du tableau des meilleures ventes.

(1) Voir "Data. La face cachée des ventes en ligne", dans LH 1131 du 26.5.2017, p. 22-25.

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