Jusqu'en 1890, le Congrès américain ne possède de pouvoirs économiques que sur la fiscalité, le budget et le commerce interétatique. Lorsqu'en 1890 le Sherman Act est adopté, le Congrès obtient le pouvoir de réguler la concurrence. Il donnera un statut de loi fédérale à l'antitrust. Les dispositions législatives et les instances chargées de l'antitrust s'enrichiront au fil du temps, mais la doctrine n'a pas vraiment changé : il s'agit de protéger le consommateur contre des ententes qui lèsent les consommateurs parce qu'elles conduisent à l'application de politiques de prix excessifs. Dans les secteurs culturels, le caractère prototypique des biens impose de s'interroger avec particulièrement d'acuité sur le périmètre des marchés pertinents, qui sont les marchés de référence sur lesquels les autorités considèrent qu'il est juste de mesurer le degré de concurrence. Le marché pertinent est généralement défini par l'ensemble des biens et des services dont les consommateurs considèrent qu'ils sont substituables. Lorsque chaque bien est différent des autres, la substituabilité est plus complexe à déterminer. Les autorités de concurrence séparent les marchés pertinents du livre papier et du livre numérique. Or ces deux marchés sont difficilement séparables, une part des coûts du second étant inclus dans ceux du premier. L'autre difficulté est que la diversité de la production peut être valorisée par le consommateur au moins à l'égal du prix, si ce n'est plus encore que le prix ; un prix censé être excessif doit être compris comme pouvant éventuellement compenser des prises de risques spécifiques sur des produits non rentables mais indispensables à la production de savoir et de culture. Le contrat d'agence est un moyen de protéger le livre contre les pratiques de discount que des distributeurs détaillants puissants peuvent décider unilatéralement, au risque de conduire la chaine du livre à un déséquilibre profond.  En pointant que les modalités supposées de la mise en place de ce contrat ont conduit à la fixation de prix plus élevés que ceux du marché (en d'autres termes à des prix de rente), de sorte que les consommateurs ont été lourdement pénalisés, ne risque-t-on pas de conforter le plus puissant des distributeurs détaillants dans une stratégie de domination du marché par deux moyens : le verrouillage des consommateurs et la possibilité de dominer le marché non seulement par les prix mais aussi à travers la formidable capacité de recommandation qui est la sienne ? Les technologies numériques portent en elles des logiques économiques de renforcement des positions acquises qui sont sans limite. Elles poussent donc « naturellement » à la constitution de monopoles et d'oligolopes. Elles requièrent infiniment de doigté dans l'appréciation de ce qu'est une entrave à la concurrence. Pour les médias il existe des règles spécifiques aux Etats-Unis comme en France. Pas pour le livre. Il est peut-être temps d'y réfléchir. Plus généralement, les autorités de la concurrence s'interrogent sur les grandes fusions, sans doute à juste titre, mais elles sont plus dénuées de moyens quand il s'agit de mesurer les effets d'une croissance sans fin des grands acteurs positionnés dans le monde de l'Internet. Qui détient le pouvoir de marché dans le secteur du numérique ? Les géants de l'Internet ou les éditeurs ? Et comment composer avec la double spécificité du numérique (des économies d'échelle infinies, qui ne cessent de grandir avec la taille des entreprises) et de la culture (des biens singuliers et une incertitude radicale quant au succès des biens produits) ? Il faudra apporter des réponses claires à ces interrogations car l'avenir du secteur en dépend.
15.10 2013

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