5 janvier > Philosophie France > Ruwen Ogien

Quand le médecin lui annonce le résultat des analyses, Ruwen Ogien apprend qu’il souffre d’un "adénocarcinome canalaire pancréatique". Si le "mot qui répand la terreur" avait été évité par le spécialiste, le philosophe allait vite comprendre de quoi il retournait : un cancer du pancréas, qui le mettrait sur la voie d’un calvaire chronique. "Calvaire" est sans doute un terme que récuserait l’auteur de Mes mille et une nuits, ce bel hybride entre la réflexion philosophique et le journal de la maladie, tant il lie l’idée de douleur à celle de sacrifice.

Mais le mot est ici utilisé paradoxalement et ne l’est que pour abonder dans le sens de l’auteur et prouver à quel point, dans la langue courante comme selon le sens commun, "à quelque chose malheur est bon". Du chemin de croix rédempteur à la noble indifférence des stoïciens ou à la célèbre maxime nie-tzschéenne : "Ce qui ne me tue pas me fortifie", le discours autour de la souffrance a souvent des accents doloristes. Autrement dit : la maladie aurait un sens, puisque de son expérience on peut tirer profit. Ruwen Ogien, philosophe et malade, n’est pas d’accord : "Ce qui ne tue pas ne rend pas plus fort." Et de s’ériger contre le dolorisme (la justification cachée du malheur), issu de toute une "métaphysique existentielle", qu’il juge dangereux "dans la mesure où [les réponses doloristes] contribuent à discréditer la souffrance des personnes atteintes de graves maladies, à renforcer la violence sociale qui s’exerce à leur égard et à protéger certaines formes de paternalisme médical".

Rara avis dans le paysage philosophique hexagonal, l’auteur de L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (Grasset, 2011) est un philosophe analytique qui pense l’éthique : une éthique désencombrée d’a priori moraux. Drogue, prostitution, suicide, mère porteuse… chacun est libre de faire comme il veut. Plutôt que de s’envoler dans le ciel des Idées, le penseur préfère picorer à fleur de sol les graines d’une expérience très concrète. Ainsi dans Mes mille et une nuits (il est, telle Shéhérazade, atermoyant l’issue fatale en tentant de tromper la mort avec un surplus de pensée), Ruwen Ogien raconte l’intense douleur physique, la peur d’être un déchet social, le parcours du combattant de la chimio, du scanner, l’ambivalence des rapports patient-soignant, les fluctuations d’humeur au gré de son "ACE" (antigène carcino-embryonnaire, "marqueur tumoral" indiquant les chances de rémission), l’espoir de suivre le Mondial de football au Qatar en 2022. Mêlant l’anecdote à l’analyse, Ruwen Ogien traite néanmoins les questions avec méthode : "Pourquoi faudrait-il être "résilient" ?", "Les cinq stades du deuil : une fantaisie "New Age"", "Les malades ont-ils une supériorité intellectuelle sur les bien-portants ?"… Convoquant ses lectures aussi littéraires que philosophiques, classiques que contemporaines (Proust, Woolf, Susan Sontag, Christopher Hitchens), aussi bien "haute culture" que culture pop (les séries TV américaines ou le rappeur Grand Corps Malade), le philosophe signe là un essai, et ce malgré le sujet, vivifiant. S. J. R.

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