Voilà environ deux mois que je n’ai plus alimenté ce blog. C’est parce que je termine un roman. Or, commencer un roman est pour moi une activité légère ; le terminer est une tâche absorbante et lourde. Commencer, c’est ouvrir devant soi des chemins qui paraissent infinis ; ils s’en vont au petit bonheur dans les dunes ; au bout il y a l’océan, et derrière l’océan, d’autres mondes. Finir, c’est s’apercevoir que le chemin tournait pour vous ramener impitoyablement chez vous, dans votre tout petit canton, dans votre baraque, à votre bureau. Et à vos limites. Et qu’il faut quand même que ce soit présentable. Pendant 70% du temps, on écrit le roman ; pendant les 30% qui restent, on essaie de le sauver. « Le mieux serait peut-être de ne pas commencer ? » me suggère Julie Malaure, venue me parler (justement) des blogs littéraires. Facile à dire ! C’est peut-être la raison secrète qui m’a fait, il y a quelques années, me lancer dans une suite romanesque. Cinq volumes, avec onze chapitres chacun : ça me faisait 55 chemins qui partaient dans les dunes. Il ne m’en reste, hélas, plus beaucoup à parcourir. Aragon : Je m’abandonne au découragement quand je pense à la multiplicité des faits. Ce que j’embrasse, en comparaison de ce que je n’embrasse pas, ne fait pas bonne figure. Il a écrit ça vers 1925, je crois. Il a tout balisé, celui-là. Tout. Ils sont terribles, les grands écrivains. Ils avaient déjà vu d’un œil d’aigle, et tout de suite, ce qu’on finit par discerner après des années, avec ses pauvres yeux d’astigmate gagnés par la presbytie. * A propos de grands écrivains, je viens de recevoir ce qu’on peut appeler une volée de bois vert, une remontée de bretelles, une avoinée, qui m’a laissé pantois. Il y a un an, à l’invitation de Joseph Macé-Scaron, j’avais écrit pour le Magazine littéraire un article sur François Mauriac, dans la rubrique « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », où un écrivain parle librement d’un autre. Naturellement, j’avais consacré l’essentiel de mon texte à tirer sur Mauriac à boulets rouges, à dire avec gourmandise tout ce qu’on peut dire de mal sur lui (qu’il était ambitieux, qu’il avait une langue de vipère, qu’il s’admirait, etc.) Naturellement aussi, quand on arrivait à la fin de l’article, on comprenait mon admiration sans bornes pour le grand, pour le magnifique François Mauriac. Enfin, quand je dis « on comprenait ». Je croyais, moi, qu’on comprenait ! Une dame, tombée sur cet article un an plus tard, m’écrit sur une pleine page son indignation et son mépris. J’ai mal parlé de Mauriac. Je me crois drôle. Je ne suis que suffisant. Je suis d’une bassesse sans nom. D’ailleurs, elle a essayé de lire un de mes livres. Elle n’a pas pu. Je n’ai aucun style. Chacune de mes phrases est un entortillement prétentieux d’indigestes idioties. Et c’est bien fait pour moi si je n’ai pas été élu à l’Académie. Ma vanité doit en être cruellement blessée. Ça me fera les pieds ! Cette dame ne pouvait évidemment pas connaître la perversité la plus noire de mon âme noire : le plaisir jubilatoire, allant jusqu’à l’hilarité ouverte, qui me saisit parfois quand je me fais engueuler.  *  Un grand souvenir du printemps restera le comportement calamiteux de l’opposition parlementaire relativement à la loi Création  et Internet. Je ne parle pas seulement de la farce de sales gosses imaginée par les députés socialistes lors du premier vote à l’Assemblée ; les pires, à mon avis, ce sont ceux (des deux camps) qui se sont abstenus. On est pour, on est contre, mais on ne s’abstient pas. Nous ne salarions pas nos députés pour qu’ils s’abstiennent. En deuxième lieu, j’aimerais bien que l’opposition nous dise ce qu’elle aurait fait, elle (en d’autres termes, j’aimerais bien qu’il y ait une opposition dans ce pays). En troisième lieu, il faut avoir le courage de dire (et en particulier « aux jeunes », puisque « les jeunes » sont toujours invoqués dans cette affaire) que le téléchargement illégal n’est pas autre chose que du vol. Et quand je dis « avoir le courage », c’est pour éviter d’employer un mot un peu plus brutal, au féminin pluriel.  *  L’autre souvenir marquant de la période, c’est le nombre de livres intéressants que j’ai reçus. Non seulement j’ai la chance de recevoir des livres, mais en ce moment, ils sont beaux. En deux mois j’ai lu Le dernier dimanche , de Gaspard-Marie Janvier. Les nouveaux romans de Belinda Cannone et de Pierre Jourde. Et puis le dernier livre de Kundera. Et puis La Chose écrite , les chroniques littéraires de Jean Dutourd. Et je dois en oublier. « Que du bonheur », pour reprendre une niaise expression en vogue. C’est drôle : il me suffit d’allumer la télé pour être convaincu en cinq minutes de vivre dans un pays en loques, démantelé, crétinisé. Une poubelle. Et puis, grâce à ces grosses enveloppes que je trouve dans la boîte, en bas, j’ai la confirmation d’une vérité éclatante : malgré les efforts de nos dirigeants, banquiers, gestionnaires et médiacrates, il y a au moins une chose qui se porte très bien en France, c’est la création littéraire. Et éditoriale. Dans ce pays, en 2009, il y a une petite maison d’édition intitulée Attila (?) qui a le courage (voir plus haut) de rééditer l’auteur irlandais Seumas O’Kelly, à peu près inconnu ici (sauf de Michel Déon, je suppose). Un roman intitulé La Tombe du tisserand , petite perle d’humour et d’émotion qui nous ramène au cœur de l’hominisation (les tombes). Ces grosses enveloppes que je trouve dans la boîte, en bas, que tel auteur ou éditeur a eu la pensée amicale de m’envoyer, me disent que ce n’est peut-être pas tout à fait en vain que nous creusons nos galeries, les uns et les autres.  
17.10 2013

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