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Derrière le "Masque"

Jérôme Garcin dans son bureau à L’Obs, place de la Bourse à Paris. - Photo Olivier Dion

Derrière le "Masque"

Deuxième plus ancienne émission radiophonique au monde, "Le masque et la plume", sur France Inter, fête ce 13 novembre ses 60 ans. Plongée dans les coulisses avec Jérôme Garcin, son animateur depuis 1989.

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Créé le 13.11.2015 à 16h02

C’était un 13 novembre, celui de 1955. Sur la RTF, François-Régis Bastide et Michel Polac lançaient "Le magazine public des lettres et du théâtre" : deux heures et dix minutes de débat critique, rythmées par un piano. "Le masque et la plume" était né (1). Soixante ans plus tard, la durée de l’émission a été raccourcie, le cinéma y a pris une large place et le piano a disparu. En 1978, cette tranche de culture dominicale, sans interruption, a trouvé son illustration sonore avec La fileuse de Mendelssohn interprétée par Daniel Barenboïm, en réponse, à l’époque, à une montée croissante de courriers antisémites.

"Le masque et la plume" est la deuxième plus ancienne émission radiophonique du monde, derrière un feuilleton anglais diffusé quotidiennement sur la BBC depuis 1950, "The Archers". Si elle dure depuis tellement longtemps, c’est sans doute parce que la formule d’origine n’a pas beaucoup changé et a continué de séduire une large audience. Sur France Inter le dimanche soir, un million d’auditeurs sont au rendez-vous pour cette messe culturelle "cathartique" sur des films, des livres et des pièces de théâtre.

Préparation à l’ancienne

Jérôme Garcin l’anime depuis vingt-six ans, lui qui est né onze mois après la création de ce "spectacle" hebdomadaire. D’après lui, sa longévité, son rythme et son succès proviennent de sa fabrication. Dans son bureau de L’Obs, où l’on croise Barbara, Bartabas ou Gérard Philipe en photos, il raconte à Livres Hebdo : "Il s’agit d’une radio artisanale. Je la prépare à l’ancienne, seul, etje la fais sans casque, sans prompteur. Je crois que c’est ça qui fait que ça fonctionne encore. Et si ce n’était pas fait ainsi, j’aurais arrêté depuis longtemps."

Un quart de siècle qu’il joue les chefs d’orchestre d’une bande de trublions peu disciplinés, pour le plus grand plaisir des passionnés de culture, pendant cinquante-huit minutes, enregistrées dans les conditions du direct, pour médire ou susciter le désir. L’animateur confirme qu’il ne rencontre aucun de ses critiques avant : "A l’exception de ceux dont j’ai lu les papiers dans la presse, je ne suis pas au courant de leur avis."

Le critique n’arrive plus ivre comme Jean-François Josselin, ne fume plus de gitanes comme Jean-Jacques Brochier. "Tout est devenu très propre, confirme Jérôme Garcin, mais je pense que certains débats sont plus violents aujourd’hui parce qu’ils sont à jeun." Les tribuns du dimanche ont changé au cours des décennies, certains s’en vont, d’autres ne parvenaient pas à se prêter au jeu alors qu’ils étaient si brillants à l’écrit. "On est arrivé à un moment de l’histoire de l’émission où les auditeurs se sont attachés à la petite troupe d’une vingtaine de critiques dans les trois domaines", indique-t-il. Il sait à quel point l’exercice est terrible pour les critiques : "C’est sans note et il faut s’adresser à un public, qui est face à eux. Il faut faire rire, exciter, allécher." Car "le débat ne s’est pas calmé - pour le théâtre et les livres encore moins -, ça peut être encore d’une violence incroyable, rappelle le journaliste. C’est le débat culturel qui fait vivre la culture. Le robinet d’eau tiède ne sert à rien, et il n’est pas prescripteur."

Dans Nos dimanches soirs, paru le 28 octobre chez Grasset, Jérôme Garcin rappelle qu’Oscar Wilde disait qu’"une époque qui n’a pas de critique est une époque où l’art est immobile". Pour lui, l’émission est encore plus nécessaire aujourd’hui : "Quelque chose me dit qu’elle va continuer. Sa raison d’être aujourd’hui est plus importante qu’à sa création. L’équipe de Bastide et de Polac n’avait pas contre elle cette machine marketing gigantesque. Si les gens viennent écouter le "Masque", même s’ils sont en désaccord avec les critiques, c’est parce que les critiques ne sont pas soupçonnables de malhonnêteté ou d’intérêts complaisants."

Face à ce rouleau compresseur de la promotion et à la hausse croissante de la production culturelle, Jérôme Garcin assume ses choix éditoriaux. "On ne peut exiger aucune exhaustivité. Mes choix sont donc forcément subjectifs et partiaux. Mon premier but, c’est de faire une bonne émission, et tant mieux si ça faire vendre des livres."

Bien sûr, d’autres arts mériteraient d’être traités comme dans "Le masque et la plume". Mais il n’y a que 52 dimanches par an. "Si je fais entrer la BD, il faut la faire entrer comme genre à part entière avec un "Masque BD". Or, je ne sacrifierai pas le "Masque" mensuel consacré à la littérature au sens large pour un autre art." On pourrait toujours se plaindre qu’il y a inégalité de traitement avec deux émissions pour le cinéma, mais le 7e art est "la demande prioritaire des auditeurs". C’est le changement majeur de ces trente dernières années. Plus que pour le livre, "le "Masque" joue un rôle de contre-pouvoir exemplaire" concernant le cinéma. "C’est aussi une demande générationnelle très forte, ajoute Jérôme Garcin. Grâce au cinéma, j’ai gagné 50 % de l’audience des moins de 35 ans. Quand j’ai commencé, c’était le théâtre. Dans la nuit de dimanche à lundi, j’ai de 300 à 500 mails après un "Masque" cinéma, alors que pour le théâtre j’en reçois une dizaine et, le mardi, une vingtaine de lettres."

Mémoire collective

A 60 ans, noces de diamant entre critiques et auditeurs, "Le masque et la plume" se porte très bien. Jérôme Garcin aimerait faire plus voyager l’émission en province - "ces déplacements flattent l’ego. Ce sont les seuls moments où l’on mesure la folle fidélité à l’émission" - et sans doute perdre moins de temps avec les zeugmas, jeu sémantique né durant l’été 2014 et devenu depuis "un truc de fou", au point que Gallimard s’apprête à en faire un livre.

Lieu de mémoire collectif et panthéon de souvenirs individuels, le "Masque" a changé de visages et de voix de nombreuses fois, mais ses réunions pleines d’affect ont toujours cette saveur un peu acide et cette odeur sulfureuse. Il a même inspiré d’autres émissions dans le sport ou la politique. Lors du 50e anniversaire de cette passion radiophonique, Claude Chabrol, expert en disputes familiales sur grand écran, avait conclu : "J’aime quand la plume gratte le masque. J’ai toujours pensé, en vous écoutant, que plus on s’engueule, plus on est près de la vérité."

(1) France Inter consacera une journée au "Masque" vendredi 20 novembre et une émission spéciale de deux heures dimanche 22 novembre (voir détails sur Livreshebdo.fr).

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