Il a le sourire chaleureux et le regard vif et profond. Pourtant, Dmitri Iakovlev vit un véritable calvaire depuis six mois, loin de sa famille. Cet éditeur de BD de 41 ans, qui publie notamment en russe le succès français Ariole d’Emmanuel Guibert et Marc Boutavant, a rejoints ses auteurs français à Bologne depuis Marseille, où il est actuellement hébergé. « Je ne suis ni là vraiment pour le travail, ni pour les vacances », pose-t-il d’un ton calme, comme si errer lui était devenu naturel. C’est en tout cas ce qu'il fait depuis septembre : d’abord en Finlande, puis en Turquie avant d’atterrir en France grâce au soutien de l’Institut français de Moscou.
Après une résidence d’un mois à la Cité des Arts, à Paris, entre novembre et décembre, il a obtenu en janvier une autorisation d’occupation du territoire français pour six mois. Il ne peut plus superviser son activité éditoriale, qui emploie quatre personnes dont sa femme restée à Saint-Pétersbourg, et se poursuit cahin-caha à la faveur d’une stratégie mise en place peu après qu’éclate la guerre en Ukraine.
Paiement des droits en liquide
Dès avril 2022, il a envoyé près de 15% de son stock de livres à Riga, en Lettonie. Avec l’appui de citoyens européens et d'une consœur russo-suisse, il a créé une société de diffusion pour vendre ses livres en ligne à travers la plateforme samtambooks.com. Cela lui a permis de résister même si son chiffre d'affaires a baissé de 10% en 2022. Mais depuis janvier 2023, son activité a chuté de moitié et les perspectives s'assombrissent. Son stock est épuisé à Saint-Pétersbourg et il fait face à des difficultés pour payer ses fournisseurs et les droits d’auteurs. « Le problème que rencontrent tous les éditeurs russes actuellement est le blocage des paiements internationaux, insiste-t-il. Si les gros éditeurs comme Eksmo-Ast ont les moyens de contourner ce blocus via des montages financiers qui passent notamment par Chypre, les petits éditeurs, eux, sont coincés ». Ainsi, Dmitri Iakovlev, a dû régler en liquide une avance sur des droits à un grand éditeur français.
Emmanuel Guibert : "On essaye de l'aider"
Pour sortir de l'ornière, il souhaite obtenir un « passeport-talent » français. Mais il se heurte aux conditions administratives : avoir des recommandations, un projet ou contrat, ou encore justifier d’un niveau de moyens financiers conséquents. Il ne peut compter que sur ses auteurs français et européens, comme Emmanuel Guibert, pour le soutenir. « On essaye de l’aider en lui rendant tout ce qu’il nous a apporté, explique le lauréat du prix René Goscinny 2017, admiratif de la résilience de son éditeur russe. En hébergement, en plaidant sa cause auprès des institutions comme le SNE (Syndicat national de l’Edition, ndlr) ou les Beaux-Arts qui lui ont attribué une bourse récemment. En situation de crise, il faut vivre au jour le jour et c’est un apprentissage. C’est aussi un exemple pour nous tous. »
De son côté, Dmitri Iakovlev espère retrouver ses deux enfants de 10 et 12 ans, sa femme et son chien, peu importe où. L'éditeur, qui est aussi le créateur du festival de BD Boom Fest à Saint-Pétersbourg en 2007, a vendu trois livres en France récemment, notamment à Actes Sud et à La Boite à bulles. Il lui reste la moitié de ses 14 nouveautés 2022 à faire paraitre en 2023, mais il ne saurait se projeter au-delà : « chaque jour qui passe est plus difficile que le précédent ».