Rien d'excitant ni d'excité lors du dernier congrès ABF , à Montreuil. Pas d'engouement pour telle ou telle révolution, fût-elle numérique, ou d'angoisse excessive devant l'avenir incertain des bibliothèques. Pas d'affrontement entre les tenants du tout collection et ceux du marketing, entre ceux du numérique à tout crin et ceux de l'objet livre. Ce genre de plaisir ambigu n'est plus de mise en une période de crise, renforcée par l'entre-deux électoral. Du coup, la recherche de l'équilibre et une forme de maturité semblent l'emporter. J'ai saisi, cependant, au détour d'un échange, un mot qui me semble cristalliser ce qui va, peut-être, devenir, le vrai débat des prochaines années. Il s'agit du mot « émotion », pris par une intervenante comme l'antithèse de ce que vise la bibliothèque En effet, dans un monde d'émotions à fleur de peau, de spectacles à gogo et de zapping, la bibliothèque n'est-elle pas, ne doit-elle pas être, l'institution de la distanciation, de la méditation, de la construction lente d'un vrai savoir ? Face à des élus séduits par les paillettes de l'événementiel (spectacle vivant, performances de l'art contemporain, etc.) et prompts à leur accorder la plus grosse part du gâteau, les bibliothécaires ne doivent-ils pas faire valoir leur aptitude à construire du sens, à favoriser un véritable espace public du savoir, à faire société, en somme ? Cette question est loin d'être triviale. On peut penser, comme moi, que la bataille du moteur de recherche est perdue depuis belle lurette par les bibliothèques et que la qualité de l'accueil est tout aussi importante que celle de l'offre documentaire sans, pour autant, jeter le bébé avec l'eau du bain et faire fi de la mission intellectuelle de la bibliothèque. C'est même tout l'inverse : redéfinir cette fonction à l'heure des moteurs de recherche, des réseaux sociaux et de la prolifération de l'action culturelle est de toute première nécessité. Néanmoins, il ne faut pas se tromper d'époque. Bien des oppositions sur lesquelles reposaient, naguère, nos certitudes doivent être, non pas niées, mais revisitées, relativisées. Par exemple, celles opposant l'éducation au loisir, les travaux savants aux pratiques amateurs, les savoirs pratiques à la théorie, la réflexion à l'émotion. Ce qui est en jeu, c'est moins le fait qu'il faille prendre du recul pour comprendre une situation que l'idée suivant laquelle ce recul impliquerait une coupure, voire une hostilité vis-à-vis de toute autre forme d'appréhension du monde. Tant que le livre était quasiment le seul outil de cette appréhension, ce genre d'idée était pertinente : le dispositif du retrait individuel dans la lecture fondait la seule épistémologie et le seule modèle éducatif possibles. Mais, aujourd'hui, bien d'autres dispositifs s'entrecroisent, brouillant les frontières et enrichissant considérablement le champ du savoir pour en faire une expérience globale et permanente, où l'émotion a sa place. C'est pourquoi l'argument qui consiste à opposer le sérieux des bibliothèques aux séductions du spectacle vivant ou de l'art contemporain tombe souvent à plat auprès des décideurs.   Mieux vaut penser les bibliothèques comme des actrices, parmi d'autres, d'une vie intellectuelle et culturelle foisonnante, où se combinent diverses formes d'expression. Mieux vaut réfléchir à la façon de donner leur place à ces formes d'expression au sein des bibliothèques, en partant du constat que la lecture et l'écriture prennent des formes de plus en plus variées. En partant du constat, également, que les autres institutions culturelles ont déjà fait cette analyse et, en retour, intègrent la culture du livre, de diverses manières, à leurs activités. Alors, gardons-nous de toute attitude défensive. Explorons avec confiance les nouveaux territoires de la connaissance.
15.10 2013

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