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Filles de

Six maisons d’édition, dix filles. - Photo Olivier Dion, Glénat, Actes Sud, L’Aube, Picquier, DR

Filles de

Une demi-douzaine de maisons d’édition voient monter en puissance en leur sein les filles de leurs P-DG, qui préparent leur succession à plus ou moins long terme. Un phénomène que Livres Hebdo met en lumière à la veille de la Journée de la femme, le 8 mars.

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Par Pauline Leduc,
Créé le 04.03.2016 à 01h00 ,
Mis à jour le 04.03.2016 à 08h39

"C’est imminent", annonce Elsa Lafon. En 2016, l’actuelle directrice éditoriale des éditions Michel Lafon passera à la direction générale de la maison fondée en 1980 par son père, qui en restera le président. Une évolution logique, fruit d’un processus de transmission qui a débuté officiellement en 2005 avec l’entrée de la jeune femme dans l’entreprise paternelle.

Photo OLIVIER DION

Si tous ne sont pas aussi aboutis, des processus d’intégration et-ou de transmission analogues sont à l’œuvre dans une demi-douzaine de maisons d’édition. Avec une particularité : partout les héritiers sont des héritières. Chez Madrigall et Glénat comme chez Actes Sud, Philippe Picquier ou L’Aube, une ou plusieurs filles du ou de la P-DG ont rejoint ces dernières années la maison familiale, incarnant la relève à plus ou moins long terme. "Dans l’édition, il y a une tradition assez forte de transmission, parfois sur plusieurs générations, rappelle Olivier Randon, directeur général d’Actes Sud après être passé chez Flammarion et Gallimard. Mais alors qu’il y a cinquante ans il n’y avait presque pas de femmes à la tête des maisons, il semble de plus en plus naturel qu’elles y accèdent." L’époque lointaine où "il était écrit dans les statuts de Flammarion qu’elles ne pouvaient pas prendre le pouvoir" semble bien révolue.

Photo OLIVIER DION

Six maisons, dix filles

Chez Gallimard/Madrigall, dirigée depuis 1911 par trois générations d’hommes, ce sont ses filles qu’Antoine Gallimard souhaite voir un jour "s’épanouir" à la tête de la maison "si elles en marquent la volonté", indiquait-il dans un entretien à Livres Hebdo le 3 juillet dernier. A 35 ans, Charlotte dirige la filiale Casterman depuis bientôt trois ans après "avoir fait [ses] premières armes aux éditions Alternatives". Laure, de trois ans sa cadette, a d’abord étudié le commerce international et passé six ans dans le domaine du cinéma avant d’intégrer le groupe en janvier 2014 au poste de "Chef de produit albums illustrés Gallimard Jeunesse/Recherche, développement et diversification". "Lorsque mon père m’a proposé de le rejoindre, j’ai été séduite par l’idée de pouvoir travailler avec une vision sur le long terme", explique-t-elle. Toutes deux espèrent "ajouter leur pierre à la longue histoire" de la maison.

Photo OLIVIER DION - GLÉNAT/DR

Du même âge, les sœurs Glénat ont elles aussi intégré l’entreprise familiale, qui compte 150 salariés, contrairement à leur petit frère "pourtant fan de BD mais qui ne se voit pas travailler dans ce domaine pour l’instant", précise Marion, l’aînée. Après des études de commerce et six années passées chez Hachette Livre où elle avait en charge le marketing du secteur jeunesse, elle a rallié Glénat en 2010 lorsqu’elle s’est "sentie prête et suffisamment formée dans son domaine pour apporter quelque chose à la maison". Après divers postes en interne, elle est maintenant directrice des droits dérivés tandis que sa petite sœur, Charlotte, arrivée en 2012, est responsable des achats. "L’idée, à terme, c’est que nous reprenions le flambeau, mais on n’en est pas là, explique Marion. Mon père n’est pas près de partir et je ne me sens pas encore suffisamment mûre." "Il faut se laisser du temps. Pour le moment, elles sont jeunes, nous sommes en train de construire ensemble cette transmission", confirme Jacques Glénat.

Photo ACTES SUD

Chez Actes Sud aussi, "le flambeau se vit ensemble, c’est une histoire qui s’écrit jour après jour", raconte Françoise Nyssen. L’actuelle présidente de la maison - 217 collaborateurs -, qu’elle dirige avec Bertrand Py, directeur éditorial, et son mari Jean-Paul Capitani, directeur du développement, s’estime particulièrement "chanceuse" que trois de leurs filles (sur leurs sept enfants) soient entrées dans l’entreprise familiale "chacune par son chemin et avec des compétences qui leur sont propres". Julie et Anne-Sylvie ont 42 ans. La première développe depuis une dizaine d’années le service d’information d’Actes Sud, la deuxième s’occupe du secteur des beaux livres après avoir notamment travaillé au Quai Branly. Pauline, 28 ans, diplômée d’une école d’ingénieur et d’HEC Montréal, a rejoint l’aventure en janvier, au pôle jeunesse où elle vient développer les produits dérivés..

Photo PICQUIER

"Poste d’observation"

Deux petites maisons à fort caractère préparent elles aussi une transmission familiale même si les enjeux économiques n’y sont pas les mêmes. Philippe Picquier, éditeur spécialisé dans les livres de l’Extrême-Orient, imaginait depuis longtemps, "mais sans exercer aucune contrainte", que sa fille unique, Juliette, pourrait rejoindre la maison qui compte sept salariés, d’autant que ses études en littérature comparée "l’ont poussée vers l’édition". La jeune femme de 25 ans l’a ralliée début janvier en "poste d’observation". "J’ai grandi avec et dans cette maison qui est un peu plus vieille que moi. Elle m’est familière mais il m’a fallu m’approprier l’idée que je pouvais aussi y travailler", explique-t-elle. Tout juste arrivée, Juliette Picquier veut prendre le temps de se former auprès de son père, mais croit déjà savoir qu’elle souhaite "un jour reprendre les rênes".

Photo L’AUBE

Pour Manon Viard, fille de Jean Viard et Marion Hennebert, le couple fondateur de L’Aube, maison engagée qui "essaie de publier des livres contribuant à améliorer le monde", la transmission est plus avancée. A 27 ans, après des études d’anthropologie sociale et culturelle, elle est secrétaire générale de la maison (5 personnes) et dirige une collection de romans policiers. "Avec mes parents, nous avons créé un rapport de passage, et j’arrive de plus en plus à me projeter dans L’Aube de demain."

 

Légitimité

Malgré la diversité des situations, les problématiques de succession sont les mêmes. Tous les éditeurs ont à cœur de ne pas contraindre leurs filles à suivre leurs pas puisque, comme le souligne Philippe Picquier, "l’édition est un métier de passion qu’on prend mais qu’on ne peut imposer". Quant à la discrétion qui entoure la présence de ces "enfants de" dans la maison familiale, elle s’explique en partie par un besoin de les protéger. "Avec Jean-Paul, nous n’aimons pas trop communiquer sur nos filles, non pas parce que le sujet est tabou mais parce que nous ne voulons par leur faire porter trop de poids", confie Françoise Nyssen. Elle fait référence au poids d’une transmission familiale "qui n’est pas gravée dans le marbre, puisque nos filles sont libres", mais aussi à celui "du soupçon tenace d’illégitimité". L’actuelle présidente d’Actes Sud sait de quoi elle parle. Alors qu’elle a travaillé avec son père, Hubert Nyssen, dès 1979, un an seulement après qu’il a créé l’entreprise, elle s’est pourtant vu pendant des années accoler par certains une image d’héritière dont "on ne savait pas trop ce qu’elle faisait dans la maison".

Pour toutes les "filles de" travaillant dans la structure familiale, la question de la légitimité s’est posée à un moment ou à un autre. Pour Charlotte et Laure Gallimard, "elle n’est pas innée, elle s’acquiert" au fur et à mesure. Comment ? En travaillant d’arrache-pied, "peut-être plus que d’autres", pour faire ses preuves, estime Manon Viard. Le fait d’arriver avec une "formation déjà forte" a aidé Marion Glénat à se sentir elle-même légitime. De son côté, Elsa Lafon a toujours calculé le ratio entre ce qu’elle gagnait et ce qu’elle rapportait. "J’ai eu la chance de connaître rapidement des succès, notamment au département jeunesse que j’ai développé. Cela m’a sauvée de la question de l’illégitimité." En investissant des domaines qui ne l’étaient pas par leurs parents ou en créant des projets qui leur sont personnels, les jeunes femmes peuvent espérer gagner leurs galons "sans marcher sur les plates-bandes de personne".

 

Indépendance

Pour tous les patrons concernés et leurs filles, le processus de transmission familiale représente une fierté. Fierté pour les enfants, de perpétuer l’œuvre familiale, fierté pour leurs parents qui, comme l’indique Philippe Picquier, ont ainsi l’espoir que la structure "ne sera pas rachetée par un groupe" à leur mort "et casée dans un ensemble où elle perdrait son âme". Indépendance, le mot est sur toutes les lèvres. A l’heure des concentrations, alors que des maisons comme Flammarion ont été englouties par des plus grosses, pouvoir transmettre à ses enfants "bienplus qu’une entreprise, des valeurs, une façon de faire et de voir les choses, c’est une énorme opportunité", se félicite Françoise Nyssen.

L’enjeu est d’autant plus important que, quelle que soit la taille de la maison, une descendance formée à reprendre le flambeau rassure les salariés et les auteurs sur l’avenir de l’entreprise. Cela n’empêchera pas ces jeunes femmes de rester dans l’ombre encore quelques années : aucun des six éditeurs concernés n’envisage de passer la main à court terme. Comme l’expliquait Michel Lafon le 12 février dans un entretien à Livres Hebdo : "Je veux continuer à travailler car, sur une plage, je m’ennuie au bout de trois jours."

Jacques Glénat, P-DG de Glénat : "La transmission, ça ne se décide pas, ça s’impose naturellement"

Jacques Glénat et sa fille Charlotte, responsable des achats.- Photo OLIVIER DION

Livres Hebdo - Avez-vous toujours été dans une optique de transmission familiale ?

Jacques Glénat - Je ne me suis pas réveillé un matin avec un plan pour attirer mes enfants dans la maison. Ce type de transmission, ça ne se décide pas, ça s’impose naturellement. Il ne faut pas pousser les enfants à se croire obligés de le faire pour satisfaire leurs parents et il faut qu’ils aient une formation solide pour être crédibles dans l’entreprise. Ce sont les deux conditions essentielles et j’ai la chance qu’elles soient réunies pour mes filles. C’est un bonheur de les avoir dans l’entreprise.

Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Quand on crée une entreprise, quel que soit le domaine mais peut être plus encore dans l’édition où il y a un côté affectif très fort, on n’a pas envie qu’elle disparaisse. Une partie de notre ADN repose sur notre indépendance. C’est une satisfaction et un soulagement pour moi que la maison puisse perdurer de manière familiale dans l’avenir, puisque la plupart des entreprises reprises par un groupe y perdent un peu leur âme. Pour l’instant, mes filles sont encore jeunes mais je leurs transmets petit à petit le savoir-faire et l’esprit de la maison.

Pourquoi ce sujet semble si sensible ?

Les questions de transmission sont à l’ordre du jour dans toutes les maisons familiales qui doivent traverser le temps. Chacun les règle comme il peut. Le sujet est peut-être délicat parce qu’il y a une certaine gêne à l’idée d’imposer ses enfants dans l’entreprise et de bloquer potentiellement les carrières d’autres personnes. C’est bien pourquoi je suis heureux que mes filles ne soient pas arrivées en "tombant du camion" mais avec leurs propres expériences et compétences : leur intégration se passe bien.

L'Aube : de mère en fille

 

L’arrivée de Manon Viard au secrétariat général des éditions de l’Aube n’a jamais été une évidence pour elle ni pour sa mère, Marion Hennebert.

 

Marion Hennebert.- Photo N. VAN BRANDE/L’AUBE

"Je suis arrivée à L’Aube dans le cadre d’un stage que j’effectuais pour mon mémoire d’anthropologie d’entreprise ; cela fait cinq ans, je ne suis finalement jamais repartie", raconte Manon Viard. Rejoindre l’entreprise familiale créée par ses parents, Jean Viard et Marion Hennebert, n’a pourtant pas toujours été une évidence pour la jeune femme. Conçue en même temps que la maison d’édition, elle a grandi avec elle et a vu de l’intérieur le métier d’éditeur au quotidien : beaucoup de bonheur et de passion, mais aussi un travail acharné, l’incertitude et le souci constant de maintenir l’entreprise à flot. "Lorsqu’ils étaient jeunes, nos six enfants étaient dans une forme d’opposition à la maison d’édition, qui était extrêmement chronophage, se souvient Marion Hennebert. Tout particulièrement Manon qui était pourtant très littéraire : à 13 ans, elle écrivait déjà des romans." Il aura fallu quelques années à la jeune femme pour accepter "un désir qui n’était ni assumé, ni conscient". Et maintenant ? "Je me projette de plus en plus dans un avenir à L’Aube et me construis ma propre voie", assure Manon Viard. Secrétaire générale de la maison, elle a trouvé dans la direction de la collection de polars un terrain neutre qu’aucun de ses parents n’avait particulièrement investi. Cela lui permet de s’épanouir et de construire sa légitimité. "J’ai souffert du complexe du "je suis là uniquement parce que je suis la fille de", et je sais pertinemment que je n’aurais pas pu avoir ce poste dans une autre structure que celle de mes parents, mais j’ai fini par gagner ma place." Elle l’a conquise notamment en travaillant "comme une folle" pour faire ses preuves auprès des auteurs, des traducteurs et des salariés.

Jean Viard et Marion Hennebert n’étaient pas sûrs qu’un de leurs enfants souhaiterait reprendre le flambeau familial. "Cela nous angoissait à long terme, surtout vis-à-vis de nos auteurs auprès desquels nous avons des responsabilités", ajoute Marion Hennebert. Même si, précise Manon, "rien n’est complètement gravé dans le marbre", sa mère se dit "fière et soulagée de l’avoir à L’Aube, d’autant qu’elle est particulièrement douée dans ce qu’elle fait". La jeune femme estime elle-même que sa présence dans l’entreprise "sécurise les collaborateurs puisqu’ils y voient le signe que la maison a un avenir". Un avenir qui s’annonce plutôt bien puisque l’entreprise est saine et en croissance. "Peut-être justement grâce à Manon", avance sa mère.


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