Entretien

François Weyergans : "Je préfère les autos tamponneuses à l'autofiction"

"J'avais signé pour une histoire d'amour sous le Second Empire, une histoire qui aurait commencé comme le bal du Guépard de Visconti et fini comme du Samuel Beckett. J'ai passé trois ans à me documenter. Et puis, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai fait autre chose." FRANÇOIS WEYERGANS - Photo OLIVIER DION

François Weyergans : "Je préfère les autos tamponneuses à l'autofiction"

Prix Goncourt, académicien français et enfant terrible aux retards légendaires, François Weyergans a livré Mémoire pleine à son éditeur Julliard... dix-sept ans après la signature du contrat. Rencontre avec un romancier phénomène.

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Par Jean-Claude Perrier
avec Créé le 13.02.2015 à 18h03

C'est un François Weyergans détendu, élégant dans son costume noir griffé Agnès B. - on est jeudi, il sort d'une séance du Dictionnaire à l'Académie française - qui nous accueille dans la résidence du Quartier latin où ce "nomade" a jeté pour quelques semaines sac à terre. Le temps de finir de terminer d'achever la mise au point de son nouveau roman, Mémoire pleine... Parmi les journaux, les livres, les paquets, la main posée sur son précieux jeu d'épreuves, le cigare au bec, l'écrivain raconte le cheminement de ce livre, et tant d'autres choses. Il est question de son Goncourt, de son élection à l'Académie, de l'Inde, et de son statut si particulier de chouchou des éditeurs, des libraires et de la critique, un culte qui dure depuis près de quarante ans. Sans doute parce que Weyergans respecte ses lecteurs et place, plus haut que tout au monde, la littérature.

Livres Hebdo - Comme la plupart de vos livres, Mémoire pleine est le fruit d'une histoire éditoriale longue et peu banale. Pouvez-vous nous la raconter ?

François Weyergans - Un roman est d'abord le fruit, si fruit il y a, d'un long mûrissement dans le cerveau et le système nerveux. A l'origine de Mémoire pleine, il y a un contrat signé il y a dix-sept ans, donc en 1995, avec Bernard Barrault qui venait de prendre la direction des éditions Julliard, une maison où mon père avait publié deux romans dans les années 1960. Je me suis tout de suite très bien entendu avec Bernard qui a convaincu un autre Bernard, Fixot, de me donner un à-valoir assez important et j'ai repensé à la phrase de Fellini : "Si je tourne un film, c'est pour ne pas rembourser l'à-valoir." Le contrat avec Julliard stipulait à ma demande que j'avais encore deux romans à donner à Jean-Claude Fasquelle chez Grasset. Je n'aurais pas signé avec Julliard sans l'accord de Jean-Claude, un éditeur que je révère. Il n'y avait aucune date de remise des manuscrits sur ces contrats, ou bien des dates que chacun savait fictives. J'ai donné les deux romans à Grasset, Franz et François et puis Trois jours chez ma mère, le Goncourt 2005 obtenu avec les voix de Jorge Semprun et de Michel Tournier entre autres. Pendant dix-sept ans, j'ai déjeuné ou dîné avec Bernard Barrault dont la patience et l'obstination m'ont aidé à terminer Mémoire pleine l'été dernier. Souvent, nous ne parlions même pas du livre ! Il y avait en coulisses un autre ami, Leonello Brandolini, devenu P-DG du groupe Laffont. Je respecte toujours les contrats que je signe, à mon rythme.

Mais le roman que vous remettez ne correspond pas forcément au projet d'origine ?

J'avais promis à Julliard une histoire d'amour et je leur donne une histoire d'amour. Elle se passe de nos jours, entre Paris et Montréal, un peu à Strasbourg, alors que j'avais signé pour une histoire d'amour sous le Second Empire, une histoire qui aurait commencé comme le bal du Guépard de Visconti et fini comme du Samuel Beckett. J'ai passé trois ans à me documenter. Et puis, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai fait autre chose.

Justement, après votre Goncourt en 2005, vous n'avez rien publié. Qu'avez-vous fait durant ces sept années ?

J'ai mené ma vie ! Si je publie peu, j'écris beaucoup. Des fax par exemple. Attendez le jour où je publierai mes fax ! Après le Goncourt, j'ai joué le jeu : je suis allé dans beaucoup de librairies. Les librairies sont les endroits où je passe le plus de temps. Le Goncourt m'a donné un grand nombre de lecteurs qui n'avaient jamais entendu parler de moi, et de lectrices. Une d'elles me demande une dédicace pour sa mère octogénaire. Je lui dis : "Vous savez qu'il y a des passages érotiques ?" Elle répond : "Je sais, je l'ai lu, je pense que ça lui rappellera de bons souvenirs !" Je me suis occupé des traductions. Partout, j'ai rencontré des écrivains qui m'emmenaient dans leurs bars préférés, de l'Allemagne, de la Roumanie ou de la Bulgarie à Taïwan, où je suis traduit en mandarin, alors qu'à Pékin je suis traduit en chinois simplifié. Au Caire, l'éditeur a coupé dans la traduction arabe quelques-unes des phrases érotiques qui devaient rappeler de bons souvenirs à la mère de mon acheteuse... A Taïwan, j'ai vu une librairie ouverte toute la nuit, avec plein de clients à trois heures du matin. C'est, paraît-il, un lieu de drague. Un nouveau concept pour les libraires ? Dans Mémoire pleine, mon personnage drague une cliente à la Librairie Gallimard de Montréal. J'adore Taïwan, c'est la Chine sans le communisme. J'y fus très heureux. Vive les retombées du prix Goncourt !

Trois jours chez ma mère a-t-il été un "gros" Goncourt ?

Posez la question au directeur commercial de Grasset ! Je ne voudrais pas que l'inspecteur des Finances publiques qui s'occupe de moi en sache trop. Je suis content que le livre se soit très bien vendu en Folio.

Etait-ce exactement le même texte ?

Je ne peux pas m'empêcher de corriger mes romans en catimini quand ils sortent en format de poche. Personne ne s'en aperçoit, sauf Jérôme Garcin et un étudiant qui prépare une thèse sur moi à Toulouse... J'ajoute cinq phrases, je supprime onze adverbes.

Comment vous est venue l'idée de Mémoire pleine ?

Le titre est une référence, bien sûr, à la mémoire des ordinateurs et aux téléphones portables qui affichent "Mémoire pleine" dès qu'on a trop de SMS. C'est un titre que je voulais déjà donner au roman qui est devenu Franz et François en 1997. Un autre titre pour Mémoire pleine, ce fut longtemps Royal Romance, le nom du cocktail préféré de Justine, mon héroïne, une adorable Québécoise qui rate sa carrière d'actrice et se retrouve vendeuse de chaussures et qui ne va pas mieux que le père et la mère de mes romans précédents. Je suis optimiste parce que j'écris mais je suis pessimiste quand j'écris, vous voyez ce que je veux dire ?

Le héros masculin et narrateur, Daniel Flamm, est écrivain et il ressemble pas mal à un certain François Weyergans. Mémoire pleine serait-il une autofiction ?

Je préfère les autos tamponneuses à l'autofiction ! Je déteste l'autofiction, un mot qui dévalorise tout le difficile travail d'imagination d'un auteur. Je traverse des rues tous les jours, et si j'écris : "Il traversa la rue", ça devient de l'autofiction ! C'est ce que je connais le mieux, un écrivain, sa psychologie... Les écrivains, mes lecteurs savent ce que c'est depuis les émissions de Bernard Pivot.

Il y a quand même des situations et des phrases troublantes. Par exemple, quand Flamm écrit : "C'est mon seul critère : un livre est fini au moment où on l'imprime. J'ai toujours fini mes romans dans des imprimeries en province."

Aujourd'hui, on scanne les épreuves corrigées, on les envoie par mél. La poésie des voyages chez les imprimeurs, c'est fini. J'ai besoin d'être au pied du mur, de terminer au dernier moment, au moment où je trouve enfin le courage de raturer des paragraphes stupides que j'essayais de ne pas trouver stupides puisque je les avais écrits.

D'où vous vient cette volonté de garder la main sur votre texte jusqu'à la dernière minute ?

De l'horrible expérience de mon premier roman, Le Pitre, fini en décembre 1972. Raymond Queneau et Louis-René des Forêts en recommandent la publication à Claude Gallimard. On est en janvier 1973. Le livre est programmé pour l'automne. J'ai passé des mois épouvantables à attendre cette parution. Je voulais réécrire des chapitres, j'étais en Italie, j'envoyais des télégrammes au service de fabrication. Je me suis dit : "Si j'écris encore, mes livres paraîtront tout de suite après le bon à tirer."

Comme vous, Daniel Flamm nourrit un rapport au temps assez particulier. "C'est une souffrance pour moi d'avoir à donner des dates, dit-il. Je vis, comme un réfugié, dans un univers où le temps est une horreur."

Je suis d'accord avec lui !

Avez-vous le sentiment de bénéficier d'un statut à part, privilégié, d'être un peu le chouchou du milieu littéraire ?

J'ai eu la chance de rencontrer des éditeurs qui savent que l'écriture d'un roman est difficile. Claude Gallimard, Antoine Gallimard, et puis Jean-Claude Fasquelle, Olivier Nora, et les autres, je ne vais pas faire des remerciements comme aux Césars !

Depuis 2005, il y a eu aussi votre élection à l'Académie française en 2009 puis votre réception, en 2011 seulement, le tout ayant suscité pas mal de polémiques...

Mon élection fit plaisir à ma mère de 97 ans et à ma petite-fille Zoé, 10 ans. Pas mal, non ? Je fus reçu deux ans après mon élection, comme Edmond Rostand et René Clair, pas mal non plus. Il y avait cinq autres académiciens à recevoir avant moi. J'étais comme un pilote qui attend l'autorisation d'atterrir.

Votre double éloge d'Alain Robbe-Grillet et Maurice Rheims, vos prédécesseurs, a été très critiqué.

Ce discours de réception a beaucoup plu à ceux à qui je tiens à plaire, d'Agnès B. et Isabelle Huppert à Mario Vargas Llosa, Pierre Bergé, Jean-Claude Fasquelle et... ma mère. Je vais le publier avec une préface marrante qu'il faut que j'écrive.

Quand paraîtra-t-il et chez quel éditeur ?

Chez Payot peut-être ? Jean-François Lamunière est un ami. Il va l'apprendre en vous lisant !

Avez-vous d'autres projets ?

Je vais retrouver mes amis libraires avec Mémoire pleine, j'attends qu'ils m'invitent !

Avez-vous un agent ?

Hemingway disait : "I deal direct." Parfaite devise.

Daniel Flamm exprime son désir de partir vivre en Inde. "Je suis un hindouiste qui s'ignore", dit-il. François Weyergans aussi ?

Si je pars demain pour l'Inde, je ne reviendrai jamais. Je pourrai envoyer mes textes de là-bas avec mon iPad. Ce qui me manquera, ce seront les librairies françaises, les tables de nouveautés et les rayonnages avec tout ce que je n'ai pas encore lu ni feuilleté.

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