Bibliothèque

Il n'y a pas de disruption

Il n'y a pas de disruption

Les bibliothèques sont d’excellents laboratoires de cette intrication entre progrès et conservatisme. Elles combinent, par exemple, les avancées numériques les plus pointues à la conservation du patrimoine. Dans un monde en mutations, elles resteront fidèles à leur mission première qui est d’aider chacun à partager avec les autres un univers de pensées aussi diversifié qu’universellement compréhensible. 

« Changement de paradigme », « disruption ». L’air du temps est aux expressions tonitruantes. Et pas seulement chez les prophètes du « monde d’après ». Nous sommes pourtant bien placés parmi les livres et les bibliothèques pour savoir que les transformations que nous vivons s’inscrivent dans une évolution logique et prévisible de notre environnement cognitif. Il n’est pas sûr que leur donner une aura de radicalité soit la meilleure façon de les comprendre et, surtout, de les maîtriser.
 
Oui, la montée en puissance du numérique transforme notre rapport au savoir, aux autres et à nous-mêmes. Mais, déjà au moment où l’informatique documentaire promettaient de prendre le relais des catalogues sur fiche et d’un certain rapport au texte, il fallait être aveugle, sans même remonter à la « mondothèque » de Paul Otlet ou aux tablettes d’Ougarit, pour ne pas comprendre que la grande saga du texte, commencée il y a plusieurs millénaires, allait continuer son essor au-delà du papier et que c’était bien ainsi.

Tout change, rien ne change?
 
Cet essor, on savait depuis longtemps quel en était le moteur : convertir l’expérience humaine en représentations toujours plus efficaces et les faire interagir de plus en plus largement et rapidement, tant il est vrai qu’il n’y a pas de connaissance sans socialisation. Le numérique est, certes, fascinant en ce qu’il s’insinue dans tous les pores du réel et semble nous échapper, mais il reste une représentation du monde à l’usage des humains que nous sommes. Il n’a pas de vie autonome malgré les promesses de l’IA et les problèmes qui peuvent en émaner se ramènent finalement à nos choix, humains, trop humains. 
 
Le plus fascinant avec cette ligne de crête que l’évolution technique nous oblige à suivre est peut-être que l’on puisse dire, à la fois, que tout change et qu’il n‘y a rien de nouveau sous le soleil. Tout change, à l’évidence, comme on peut le voir avec le livre. Par exemple, la fonction de circulation des idées qu’il aura développée pendant quelques siècles est aujourd’hui reprise, à plus grande échelle, par Internet. Mais, en même temps, le nécessaire retour sur soi, gage d’une pensée personnelle, continue à trouver en lui un outil irremplaçable. Il en résulte une reconfiguration de notre écosystème cognitif autour des mêmes invariants anthropologiques et non un saut dans le vide comme voudraient nous le faire croire les utopistes ou les collapsologues. 
 
Du neuf avec du vieux

Les bibliothèques sont d’excellents laboratoires de cette intrication entre progrès et conservatisme. Elles combinent, par exemple, les avancées numériques les plus pointues à la conservation du patrimoine. Elles n’ont pas attendu que le Covid montre les avantages et les limites du télétravail car tout en s’impliquant pleinement dans les réseaux numériques elles offrent depuis longtemps des lieux de brassage social bien enracinés la cité. Demain, pour peu que les bibliothécaires le veuillent, elles donneront accès aux outils les plus sophistiqués de l’analyse de données tout en continuant à valoriser la littérature. Elles resteront fidèles à leur mission première qui est d’aider chacun à partager avec les autres un univers de pensées aussi diversifié qu’universellement compréhensible. 
 
C’est en cela que l’écologie, qui est la science des équilibres dynamiques, les concerne, bien au-delà du tri sélectif… Favoriser un accès raisonné au savoir, apprendre à éviter aussi bien le déboussolement sans limites que l’enkystement autour de fantasmes auto-entretenus, tel sera l’apport des bibliothèques à une société plus responsable. Bien sûr, il ne s’agira pas de tomber dans l’illusion d’un savoir propret comme certaines « politiques d’acquisition » basées sur des formules pseudo mathématiques délirantes ont pu le laisser espérer jadis, avant que la généralisation de l’interactivité sociale et numérique n’y mette fin. La culture n’est évidemment que le reflet d’une société traversée de contradictions et de rapports de force. Contrairement à ce que prétendent certains de ses défenseurs maladroits ou incultes elle n’est pas un empyrée intrinsèquement bon auquel il suffirait d’« avoir accès » pour être dans le vrai. Elle fait plutôt partie de l’air que nous respirons. Il convient d’aérer la pièce tout en évitant les coups de vent destructeurs. Rompues à l’exercice de la mesure, les bibliothèques peuvent nous y aider.
 

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