9 octobre > Essai France

Man Ray réalise un cliché de Marcel Proust sur son lit de mort la veille de son enterrement le 21 novembre 1922. On a du mal à imaginer que le barbu "endormi" ait été un jour l’élégant mondain au teint pâle du portrait de Jacques-Emile Blanche. Aucun rapport entre un mort et un vivant mais en vérité pas plus, nous dit l’auteur de A la recherche du temps perdu, qu’entre l’écrivain homme social et celui qui dit "je" dans le roman. C’est la fameuse théorie proustienne "contre Sainte-Beuve", le critique dont la méthode "stupide" consiste à rechercher dans l’auteur de chair et d’os - sa biographie - la vérité de son œuvre.

En réponse à un jeune inconnu, Albert Thiébault-Sisson, qui sollicite un entretien afin de percer à jour le mystère de la création, l’écrivain très affaibli et dans la dernière ligne droite du Temps retrouvé rédige un article sous le titre "L’esthétique de Marcel Proust". Il y réaffirme "la distinction radicale entre homme, auteur et narrateur". L’essai destiné à la publication mais sous le nom de l’admirateur du "rénovateur du roman" (Proust est passé maître des vrais-faux entretiens rédigés par lui-même) sera renvoyé à l’expéditeur pour cause de décès prématuré du destinataire. Dans son dernier livre, L’auteur, l’autre : Proust et son double, Michel Schneider rouvre le dossier de l’identité du narrateur de la Recherche. Et l’écrivain et psychanalyste de poser à nouveau la question de l’auteur : Qui est-il au juste ? De qui écrit-il ? A qui écrit-il ? Quelle corrélation peut-on établir entre le nom - celui qui assume la paternité d’un livre et vit en société - et le narrateur qui dit "je" et, en l’espèce, se prénomme "Marcel" ?

Proust a toujours récusé le label "roman à clefs" pour qualifier son grand œuvre. Pourtant, comment lire cette métafiction qu’est le projet proustien - le magistral atermoiement du narrateur différant l’écriture d’un roman qui n’est autre que celui qu’on va lire - sans considérer la haute société de la Belle Epoque, l’affaire Dreyfus, l’homosexualité ou la judéité du rentier souffreteux ? Ne voir aucun lien serait tout aussi absurde.

D’ailleurs, dans la Recherche, ce jeu de masques auquel il se livre, Proust "fait le contraire de ce qu’il recommandait aux écrivains d’éviter : mettre dans leurs livres beaucoup de leur vie réelle et de celle des autres". Dialogue avec les morts, conversation ininterrompue avec "maman", entrelacs de "moi" labiles et fantasmés, la fiction est un formidable terrain du "je". Mêlant à son étude proustienne sa propre expérience d’auteur, Michel Schneider élabore une subtile théorie du double en soi - l’autre moi - porté par l’écriture romanesque : "Ecrire, c’est s’écrire, mais pas au sens de l’intime, de l’expression, de la confidence ou de la confession. C’est s’envoyer à soi-même des nouvelles de son double." Sean J. Rose

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