24 octobre > roman Italie > Luigi Di Ruscio

"Naître, tomber du vagin la tête la première et se retrouver dans un contexte social et familial accueillant, chaleureux, plein de meubles, de bibelots et de douceurs, tomber là où la dureté des temps est amortie, à l’abri de l’air glacé des saisons adverses, à moi il est arrivé tout le contraire […]", confie le narrateur de Christs pulvérisés de Luigi Di Ruscio. "Le soussigné Smerri", l’alter ego du poète et romancier italien né en 1930 dans les Marches et mort à Oslo en 2011, n’est pas né avec une cuiller en argent dans la bouche : un nouvel enfant dans sa famille signifiait une charge en plus. Petit-fils de paysan et fils de maçon, le narrateur grandit dans l’Italie fasciste. Adolescent, il s’engage comme partisan communiste. Le régime de Mussolini s’effondre, la soldatesque nazie bat le pavé des cités italiennes, les Alliés vont débarquer. Quand les libérateurs sont là, la débâcle n’a pas changé de camp. Smerri a troqué le Dieu des églises où l’emmenait sa grand-mère contre la Révolution et le ciel des poètes. On est dans l’après-guerre, on y croit. Bientôt on déchantera.

Luigi Di Ruscio signe avec Christs pulvérisés un roman autobiographique. Autobiographique, parce qu’il s’agit certes d’une fresque des frasques enfantines et du récit d’une carrière chaotique de poète autodidacte et immigré, mais avant tout roman : à savoir, un formidable travail sur la langue - âpre est son écriture, et heurtée sa syntaxe - une vraie fiction, autrement dit une réalité réinventée, passée au tamis d’une subjectivité à vif. Un partisan est incapable de tirer sur un Allemand qui s’est penché pour relacer sa chaussure ("un geste désarmant, trop humain") ; cette veuve a sa robe noire maculée de tâches de sperme après avoir visité le wagon-bordel des Alliés contre une cartouche de cigarettes et de la viande en conserve ; ce "notable" communiste lui demande s’il ne connaît pas une fille simple et honnête de la campagne qui voudrait se placer comme bonne… On admire chez Di Ruscio cette façon de capturer des détails qui ouvrent des abîmes de doute sur les vérités toutes faites de la morale. Les crucifix de son enfance se révèlent de faux christs de bronze, pauvres sculptures en stuc, mais les mots du poète ont-ils la force de rédimer le pauvre cœur des hommes ?

Ce grand lecteur d’Os de seiche d’Eugenio Montale ou du Métier de vivre de Pavese ne tait ni ses colères ni ses doutes et signe ici une quête existentielle d’une enivrante fraîcheur : "Le moment de notre naissance et celui de notre mort sont vécus en notre totale absence." S. J. R.

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