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La censure par le secret des affaires

La censure par le secret des affaires

La jurisprudence est déjà très liberticide en matière de « secret des affaires ».

Le 22 janvier 2018, le Tribunal de commerce de Paris a rendu une ordonnance de référé par laquelle le magazine Challenges a été condamné à retirer de son site un article du 10 janvier précédent consacré à Conforama et détaillait sa mise sous placement d’un mandat ad hoc.

La demanderesse arguait d’une violation de l'article L. 611-15 du Code du commerce, disposant que « toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité ». L’entreprise éditrice du journal plaidait le droit à l'information du public à propos d’un « sujet d'intérêt général ».

Le juge considère que le journal n’est certes pas une entité visée à l'article L. 611-15 du code du commerce, « mais qu'il convient de s'interroger si cette information pouvait connaître une plus large diffusion auprès du public ».

Le magistrat s’appuye sur un arrêt de la Chambre commerciale en date du 11 mars 2014 sanctionnant la diffusion d'informations relatives à une procédure de prévention des difficultés des entreprises et couverte par la confidentialité.

La jurisprudence est donc d’ores et déjà très liberticide en matière de « secret des affaires ».

Or, les députés français ont failli adopter, à la fin du sinistre mois de janvier 2015, une proposition de loi créant un nouveau délit dans le code pénal pour protéger expressément ledit secret. Ce nouveau dispositif répressif a été repoussé à la suite d’une mobilisation des éditeurs de presse.

Une même idée avait déjà émergé en janvier 2012 et abouti au vote, en première lecture seulement, d’un texte aux mêmes desseins, avant que l’actualité n’ait poussé les parlementaires vers d’autres chantiers.

Le rapporteur de ce premier texte, Bernard Carayon, avait précisé en séance que « Protéger le secret des affaires, c'est protéger des emplois, des technologies sensibles, des investissements, lutter contre la désindustrialisation et, dans certains cas, garantir nos indépendances dans les secteurs stratégiques »…

En 2015, il a été envisagé que la « violation du secret des affaires » soit punie d'une peine maximale de trois ans de prison et de 375 000 euros en sus des dommages-intérêts au profit de la partie civile.
Le texte français de 2015 disposait qu'« Est protégée au titre du secret des affaires, indépendamment de son incorporation à un support, toute information :
 
« 1° Qui ne présente pas un caractère public en ce qu’elle n’est pas, en elle-même ou dans l’assemblage de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité traitant habituellement de ce genre d’information ;

« 2° Qui, notamment en ce qu’elle est dénuée de caractère public, s’analyse comme un élément à part entière du potentiel scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique ;

« 3° Qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables, compte tenu de sa valeur économique et des circonstances, pour en conserver le caractère non public. »

Il était encore prévu un article 35 visant à amender la loi du 29 juillet 1881, dite « sur la liberté de la presse », permettant aux journalistes de dénoncer des « infractions éventuellement commises par une entreprise ».
 
Le 18 juin 2016, l’Europe a produit une directive sur le « secret d’affaires », ce qui amènera le parlement français à adopter tôt ou tard une loi de transposition.

En vertu de la directive, toutes les informations relatives au blanchiment, à la corruption ou encore au négoce de médicaments toxiques sont visées par ce texte.

Il existe dans cette directive des dérogations, mais très ténues. Un lanceur d’alerte doit ainsi démontrer qu’il a révélé une faute professionnelle ou une activité illégale « dans le but de protéger l’intérêt général ».

Las, selon tous les observateurs autorisés, la directive interdirait toute mise à nu d’un scandale similaire aux « Panama Papers ».

Rappelons aussi que, en France, il existe déjà une forme de secret des affaires puisque l'article 10 de l’ordonnance du 28 septembre 1967, sanctionne l’utilisation abusive d’informations privilégiées.
Reste la question du statut des livres portant sur… les « affaires », la finance, les industries polluantes. Et celle, bien entendu, des lanceurs d’alertes, qui ne bénéficient en France d’aucun statut juridique spécifique.

Challenges a bien entendu interjeté appel de la décision du 22 janvier 2018.

Le directeur de la rédaction de l’hebdomadaire, Vincent Beaufils, a commenté avec pertinence cette grave atteinte à la liberté d’expression : « L'entreprise en difficulté n'est pas une petite PME de la visserie boulonnerie en butte à des créanciers voraces. Il s'agit d'un groupe international, présent dans toute la France, avec des centaines de fournisseurs, des milliers de salariés et des millions de clients. C'est pourquoi nous avons plaidé la nécessité de pouvoir informer le public sur un sujet "d'intérêt général", sans avoir réussi à en convaincre le tribunal. Si nous avons eu connaissance de l'information, c'est bien qu'elle n'était plus "confidentielle". Et il nous a semblé, comme souvent dans des sujets que nous traitons, qu'il n'y a pas deux catégories d'observateurs de l'économie : ceux qui ont le droit de savoir ; et ceux qui sont maintenus dans l'ignorance. »
 
 

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