28 octobre > Beau Livre France

Le cadre change, la couleur de l’enduit des murs, leur matière, mais la même image surgit au détour d’une rue : celle de deux hommes dessinés grandeur nature en noir et blanc. De plus près, on remarque qu’il s’agit de la même personne, dédoublée. Plus près encore, on reconnaît Pasolini, debout, son visage taillé à la serpe, tenant dans ses bras sa propre dépouille. Le vivant présentant le mort, une inédite pietà contemporaine qu’Ernest Pignon-Ernest a affichée au printemps dernier sur les murs de Rome, d’Ostie, de Matera, de Naples et de Scampia.

Ce n’est pas la première fois que ce maître du street art représente en figure suppliciée le cinéaste poète assassiné à 53 ans sur la plage d’Ostie dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. L’un des deux dessins évoquant l’auteur de Théorème en martyr, collés à Certaldo en 1980, l’exposait "en crucifié, tête en bas, en christ inversé ", rappelle le peintre de 73 ans dans la postface. "Je suis un impossible Christ", reprend en écho Ceci est mon corps, le poème qui ouvre le livre, écrit par André Velter, proche complice du peintre, auteur d’une monographie sur son œuvre et qui signe avec lui en 2008 Pour l’amour de l’amour : figures de l’extase, titre qui reparaît ce mois-ci dans une nouvelle édition chez Gallimard.

De cette nouvelle intervention dans l’espace urbain, comme toujours transgressive et éphémère, de ce jeu fraternel de références explicites et de résonances plus indirectes, Karin Espinosa a tenu le journal impressionniste. Elle a relevé les traces de ces quelques jours de mai et juin 2015 à arpenter les lieux de l’œuvre pasolinienne. De ces nuits à chercher le mur qui accueille, à coller souvent à la dérobée, comme à Rome dans le Trastevere où il fallait éviter de se faire repérer par les deux militaires qui montent la garde devant l’église de Sant’Egidio. A emprunter sans attirer l’attention un canot pneumatique pour accéder jusqu’au pied de l’arche du Ponte Sant’Angelo qui enjambe le Tibre… Puis observer les réactions des passants entre indifférence, désapprobation et bienveillance. Voir parfois les images déchirées, la colle à peine séchée.

C’est dans la banlieue de Naples, à Scampia, escorté par un habitant dans ce quartier en désolation, filmé dans Gomorra, qu’Ernest Pignon-Ernest a photographié ses collages les plus saisissants : "J’ai pensé que c’était là l’univers pasolinien d’aujourd’hui, l’incarnation de la puissante déshumanisation qu’il prophétisait." Un espace chaotique, la Zone, et, sur des murs de béton brut, Pasolini nous interpellant de son regard plein de questions, qui ne cille pas. Véronique Rossignol

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