17 août > Roman France > Joy Sorman

Sa mère, tous les soirs au coucher, lui racontait des histoires à dormir debout. Evidemment, Ninon, loin de trouver le sommeil, voulait toujours en savoir plus. Il faut dire que les extravagantes vies que narrait Esther, sa mère, la concernaient au premier chef : il s’agissait de biographies d’ancêtres spécifiquement féminines porteuses d’un mal dont la petite fille hériterait tôt ou tard. De mémoire de femme, la malédiction avait commencé en 1518 avec une certaine Marie Lacaze, originaire de Strasbourg, « brodeuse de trente et un ans mariée à un maréchal-ferrant, trois enfants, sans antécédents connus », qui se mit un jour à danser comme une folle. Danse de Saint-Guy et autres manifestations psychosomatiques d’excentricités inexplicables frappaient les membres féminins de la lignée. Atteinte d’achromatopsie, Esther se mit à voir le monde en noir et blanc. Assez bénin, rien qui pût constituer un dérèglement plus flagrant que le lot d’imperfections et de déséquilibres qui échoit au commun des mortels. Quand Ninon Moise serait-elle à son tour touchée ? Pendant des années, aucun symptôme. Et puis, à l’adolescence, Ninon se réveille avec une douleur atroce aux bras. De l’épaule au poignet, à l’intérieur comme à l’extérieur, sa peau est en feu, le moindre contact est insoutenable. Ninon consulte dermatologues, ostéopathes, allergologues, acupuncteurs, psychothérapeutes, spécialistes en veux-tu en voilà, un marabout et même une chamane. A première vue, zéro. Au rayon X non plus, les tests sanguins pas plus concluants. On lui dit qu’elle n’a rien, pourtant elle a mal. On lui répond : c’est l’âge. « Maladie ou adolescence qu’importe, Ninon se sent plus acérée, plus cruelle aussi, une pleine conscience d’elle-même – elle se voit vulnérable, hypersensible, mais lucide et perspicace. »

Avec Sciences de la vie, Joy Sorman signe un roman d’apprentissage sur le passage à l’âge adulte, la friction avec le réel, le cheminement vers la féminité et la réconciliation avec la vie même. Mais ici aucune afféterie métaphorique, le texte ne sert pas de béquille à l’idée, n’"illustre" rien ; même si le mal dont souffre l’héroïne est l’occasion pour l’auteure de Boys, boys, boys (son premier roman était déjà sur le girl power) d’avoir des réflexions et de les partager, comme sur la théorie du Moi-peau de Didier Anzieu. Ce qui nous emporte dans cette croisade de Ninon contre la douleur, c’est l’énergique phrasé, l’écriture foisonnante de "microfictions" - les aïeules sorcières rebelles et les cocasses consultations chez le docteur -, une langue proprement jubilatoire. Sean J. Rose

23.06 2017

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