5 mars > Roman France

Victor Egger, psychologue contemporain de Bergson, soutient dans sa thèse La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive (1881) que, "à tout instant, l’âme parle intérieurement sa pensée". Celle d’Albert Moindre, biographe de l’illustre écrivain virtuel, Dino Egger - une homonymie apparemment fortuite - ne cesse de babiller. Sa parole intérieure est si prolixe qu’elle continue de se déployer quand le corps a lâché. Albert Moindre vient de se faire renverser par une camionnette, à l’âge de 50 ans. Tout pourrait s’arrêter là, c’est au contraire une nouvelle vie (éternelle) qui commence pour Albert. Et le point de départ du nouveau roman d’Eric Chevillard, Juste ciel. Ainsi retrouve-t-on le personnage cher à l’auteur de Dino Egger (Minuit, 2011) au paradis. Au paradis, façon de parler. Nul ange musicien enchantant l’azur ni lardon ailé batifolant dans les nuages. On se croirait dans quelque salle d’attente chez le dentiste avec banquette "usée jusqu’à la trame" en moleskine !

Une chose est certaine : Albert Moindre est parfaitement désincarné, chaque effort pour éprouver sa masse corporelle est vain. Il tente de faire la roue et rate (cette figure acrobatique n’a jamais été son fort). Sa voix, il a beau la faire sonner, à quoi bon ? "Les langues ici n’existaient pas plus que dans la bouche des carpes. On se parlait comme ces dernières par transmission de pensée." Tiens, une autre personne attend, Clarisse, une Américaine, reine de beauté à qui on avait usurpé le titre de Miss Colorado 1931.

Manque d’écoute, cancans sur tel ou tel ami… Albert Moindre se remémore sa dernière dispute avec sa femme, Palmyre. D’accord, il y eut cette pollution nocturne, ce rêve érotique du 16 mars 1977 mais il était adolescent… Ses péchés sont véniels, se rassure-t-il. Que nenni, tout cela mérite un réexamen approfondi. En lieu et place d’un Virgile guidant Dante à travers les cercles de l’Enfer, un esprit aux allures de femmes des cavernes. Le cicérone, après le Bureau des Elucidations, conduit Albert à l’Observatoire, au Service des Réclamations, puis au Service des Rétributions.

Après Le désordre Azerty (même éditeur, 2014), abécédaire chaotique selon le clavier français, Eric Chevillard réinvestit une forme narrative plus "classique", si tant est que l’auteur de L’auteur et moi pût être jamais classique. Disons que l’on suit sans peine et mort de rire cette visite supraterrestre avec comme fil d’Ariane le typique burlesque ravageur de Chevillard : "Certes, Albert ne s’attendait pas à toute cette bureaucratie." Sean J. Rose


27.02 2015

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