16 août > Roman France > François Bégaudeau

Ça pourrait être un sujet de comédie romantique: deux êtres que tout sépare (en l’espèce, leur milieu) se croisent par hasard, s’attrapent, et l’amour triomphe au-delà de leurs différences. Une variante du prince et la bergère. Mais on est dans un roman de François Bégaudeau et son titre, En guerre, ne ment pas: c’est un drame, un vrai. Ou - comme pourrait le formuler dans la langue contemporaine que parlent les personnages - on part sur un drame. Il y a des victimes. Personne ne se marie, ne parlons même pas d’avoir des enfants.

Dans une ville de la dure France du Nord, fin 2015, une fille et un garçon dans la trentaine se rencontrent. Contre toutes probabilités. Notre héroïne travaille en CDD dans un entrepôt Amazon et partage avec son compagnon, ouvrier récemment licencié d’une usine de connecteurs automobiles démantelée, le crédit d’une maison dans une zone pavillonnaire. Chargé de mission au Bureau régional des affaires culturelles où il "coordonne l’opération Décloisonnement et vivre-ensemble", le héros vit, lui, en néocélibataire dans un appartement du centre ancien. Non loin du bar à vins "Chez Lulu", où il fréquente ses amis, intellectuels précaires pour la plupart, tandis qu’elle retrouve le samedi soir deux copines au "Joining", un bar-discothèque où il n’avait jamais mis les pieds avant d’y faire sa connaissance. L’affaire est conclue dès la fin de la première soirée, dans la 107 de la fille. Les deux le regrettent sitôt fait mais se revoient. Ils mentent à leur entourage et à eux-mêmes: aucun "n’assume" cette relation sans engagement, cette rencontre de hasard entre deux sociotypes a priori incompatibles, comme un grain de sel dans les rouages de la reproduction sociale.

Il est fort, François Bégaudeau, pour imaginer un cadre de fiction générique où vient se loger son naturalisme très renseigné pour actualiser les déterminismes, les conditionnements, la ségrégation, et dénicher tous les aspects de la violence sociale. Dans sa version classiquement économique - dans la veine documentaire d’autres livres de Bégaudeau comme Le moindre mal (Seuil, 2014) -, et jusque dans ses manifestations intimes puisque, selon lui, l’intimité, comme les métiers, les goûts, les prénoms, les pratiques sportives ou les appariements sentimentaux, est sociale. Que tout est politique. De l’épilation intégrale aux codes érotiques (talons, couleur de la lingerie, vocabulaire du lit), de la taille culturellement différenciée de la barbe à la bise qui s’est imposée entre garçons, les champs du corps et du sexe abritent comme le reste des marqueurs et des fractures de classe.

La charge frappe tout le monde, y compris les protagonistes plus périphériques. La critique, armée de cet humour ironique dont l’écrivain module tous les degrés, décape en évacuant tout affect, tout commentaire, toute "bienveillance" (ce nouveau mantra de la gestion des conflits auquel Bégaudeau fait la peau). La description fouillée vaut démonstration et prise de position idéologique. Dans les dernières pages, un étourneau égaré offre une imprévisible échappée onirique qui allège un peu ce démontage en règle du jeu social, un "jeu à somme nulle". Il n’y a pas de "deal win-win". C’est perdant-perdant. Véronique Rossignol

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