3 janvier > Essai Royaume-Uni > Sarah Bakewell

On se souvient de son énergique Montaigne (Comment vivre ?, Albin Michel, 2013), traité "à sauts et à gambades", avec près de 17 000 exemplaires vendus. Sarah Bakewell reste dans le monde des têtes bien faites, même s’il y circule un peu plus de vent que chez le stoïcien bordelais. Par vent, il ne faut pas entendre vide, mais air frais. Celui de la liberté qui conquiert les esprits dans la France d’après-guerre.

L’existentialisme naît pourtant dans les années 1930, au bar du Bec-de-Gaz, rue Montparnasse, autour d’un cocktail à l’abricot avec Raymond Aron qui parle à Sartre de la phénoménologie allemande et d’un nommé Husserl. Les deux camarades qui se sépareront plus tard politiquement comprennent qu’un changement radical dans la façon de penser est à l’œuvre. Autrement dit, place aux choses ! A ce cocktail phénoménologique, Sartre ajoute un peu de Kierkegaard, une pointe de Nietzsche et un zeste de Heidegger pour le goût de la brume de l’être. L’existentialisme est né.

Mais pour que le breuvage enivre les esprits, il faut attendre la Libération. Sarah Bakewell raconte cette philosophie comme une aventure qui ne s’élabore pas dans les amphis des universités mais dans les brasseries, les caves enfumées et les rythmes de jazz.

L’accessoire premier de l’existentialisme n’est pas le cartable du prof, mais le col roulé. Son outil, c’est la parole. La vie est envisagée comme un café avec le garçon en exemple et l’ambiance pour le reste. Merleau-Ponty aussi bon danseur que phénoménologue, Camus penseur de l’absurde, Vian et sa trompinette, Beauvoir en turban ou la muse Gréco, tous se retrouvent, discutent et finissent par se fâcher à Saint-Germain-des-Prés.

Deux figures dominent cette histoire. Sartre bien sûr, avec ses "lèvres de mérou tombantes, au teint brouillé et aux oreilles décollées", et Heidegger, "le Vieux de la montagne" auquel Sarah Bakewell a consacré sa thèse et dont elle redit l’importance dans ce remue-méninges malgré son adhésion au nazisme.

Heidegger, qui apprécie peu d’être enrôlé dans cette pensée canaille, qualifie L’être et le néant de "saleté". L’un des rares philosophes français de l’époque, en marge du mouvement, a vu clair dans le jeu de Heidegger. Levinas a compris pourquoi il considérait que la biographie d’un philosophe devait se distinguer de sa pensée…

Sarah Bakewell dit que les livres de Sartre ont changé sa vie, discrètement, mais sûrement. Elle entraîne le lecteur dans ce tourbillon de la vie qui devient celui des idées. Entre les anecdotes, avec un style vif et le sens du portrait, elle distille des éléments pour comprendre cette philosophie qui se résume à emprunter les chemins de la liberté. Alors que Heidegger tourne en rond dans sa Forêt-Noire, Sartre avance sans savoir où il va. "Les idées sont intéressantes, mais les gens le sont bien plus." A coups de corydrane, d’alcool et de tabac, il élabore ses idées à partir de sa vie. Il les corrobore par des lectures et le tour est joué. A la lecture de ce café joyeux et bavard, on a envie de dire, remettez-nous ça ! L. L.

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