19 mars > roman Suisse

A Genève, au début du printemps, la narratrice accueille un jeune homme dans sa maison avec jardin, transformée en Bed and Breakfast. Il parle français avec un accent hispanique, la tutoie. C’est un familier inconnu pour qui elle a été trente ans plus tôt, alors qu’il était "tout petit", une mère de remplacement. La présence du garçon ranime les souvenirs, l’intimité qu’ils ont partagée pendant quelques mois, une culpabilité diffuse, aussi. "Je me sens replongée dans cette douceur et ce silence que nous avons traversés solidement arrimés l’un à l’autre." A sa demande, elle revient en arrière, retourne dans ce Berlin des années 1980 où, titulaire d’une bourse de traduction et d’un permis de séjour dans la partie Est d’une ville encore coupée en deux, elle est arrivée un automne, seule et flottante, après avoir laissé derrière elle amour et maternité volontairement interrompus. Elle était venue là pour traduire Elfriede Wolf, "un monument de la littérature". Elle a rencontré Javier, étranger exilé comme elle. "J’ai su tout de suite ce qu’il voulait. Il voulait être nu dans les draps, il ne voulait plus ni parler, ni défendre quoi que ce soit. Il voulait s’étendre et épouser le silence mais pas seul. Il cherchait ce repos utérin, tiède et obscur que parfois les hommes attendent des femmes." Très vite, cet homme qui a "la délicatesse des gens épuisés" lui demande de s’occuper de son fils de 10 mois, que sa mère a laissé pour suivre un nouveau compagnon.

Concentrée sur deux moments précis - le présent des retrouvailles et le passé des quatre saisons berlinoises -, Anne Brécart se tient entre mémoire et oubli, laissant de côté les explications, pour retrouver l’atmosphère irradiante de solitude et de silence, de lassitude et d’engourdissement au cœur de laquelle est né cet étrange attachement entre la fille incertaine et le petit garçon. Tout est immense et vide : la ville, "roide et dure", le vaste appartement dans un immeuble entièrement inoccupé, bordé par un cimetière et un grand parc public, où la famille précaire campe dans deux pièces. Un décor de conte fantastique. "Nous étions deux ombres parmi les ombres, deux comédiens sur une scène somptueuse." L’isolement est radical, enveloppant comme un manteau de neige fraîche, le long d’un hiver glacial où la ville souffle "son haleine froide" sur des rues désertées. Mais l’enfant et sa jeune mère improvisée s’apprivoisent, le rapprochement se fait dans le dénuement de longues journées errantes, dans la routine des gestes nourriciers et des promenades quotidiennes. Dans ce corps-à-corps animal et dénué de paroles, la confiance grandit sans que l’angoisse ne s’apaise. Avec une grâce mélancolique, la romancière suisse donne une épaisseur à la fois dense et légère à cette parenthèse de temps suspendu. V. R.

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