50e anniversaire

Mai 68 pour tous

Manifestation place du Capitole, à Toulouse, juin 1968. - Photo André Cros/Fonds André Cros, Archives de Toulouse/CC BY-SA 4.0

Mai 68 pour tous

La célébration du cinquantenaire de Mai 68 donne lieu à une production record de 151 nouveaux titres qui ont pour particularité de couvrir tous les champs de l’édition. Un tournant après les précédents anniversaires, qui ont chacun eu leur spécificité éditoriale.

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Par Pauline Leduc,
Laurent Lemire,
Créé le 13.04.2018 à 10h40

En ce printemps 2018, Mai 68 reprend vie. Non dans la rue, mais dans une production éditoriale foisonnante qui déploie, sous diverses formes, une vision panoramique d’un moment désormais entré dans l’histoire. Pléthorique, la production de quelque 151 titres depuis septembre, dont nous livrons la liste complète sur notre site Livreshebdo.fr, intègre nombre de rééditions. Mais elle frappe surtout par la multiplicité des approches proposées. Alors que tout ou presque semble avoir été écrit par et sur les têtes d’affiche d’un Mai 68 parisien et étudiant, le regard se déplace pour faire émerger des voix et des aspects méconnus des événements.

Affiche du Comité d’action lycéen, Atelier populaire, Marseille. Illustration de Mémoires de police: dans la tourmente de Mai 68 de Charles Diaz, publié chez Textuel.- Photo YVES INCHIERMAN/MUCEM, MARSEILLE/TEXTUEL

Des centaines d’inconnus

Aux côtés de figures familières comme Daniel Cohn-Bendit (Gilles Caron, Paris 1968, Flammarion), Jean-Pierre Duteuil (Mai 68, un mouvement politique, Acratie), Hervé Hamon (L’esprit de Mai 68, L’Observatoire), ou son ancien binôme, Patrick Rotman (Les années 68, Seuil), surgissent des centaines d’inconnus dans Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu (L’Atelier). Cette entreprise éditoriale, dirigée par trois universitaires, dont Boris Gobille qui signe aussi Le Mai 68 des écrivains (CNRS éditions), est le fruit d’un appel à témoignages lancé avec Mediapart, qui a permis de rassembler plus de 300 récits d’acteurs anonymes. "Face aux récits dominants sur Mai 68, construits au fur et à mesure des commémorations et qui atrophient la diversité des engagements, nous avons souhaité redonner la parole aux anonymes et déconfisquer la mémoire de cette période", explique Charlotte Goure, l’éditrice de L’Atelier qui a coordonné l’ouvrage. On y trouve les récits de ceux qui étaient alors enfants, femmes au foyer, métallos d’une usine automobile, aumôniers, cheminots ou directeurs de maison de la culture, à Paris et à travers la France.

D’autres témoins ou acteurs peu visibles se manifestent. Ainsi les femmes dans Femmes et filles : Mai 68 (L’Herne), sous la direction d’Inès de Warren, ou dans Filles de mai : 68 mon mai à moi, dirigé par Monique Bauer (Le Bord de l’eau). L’Eglise dans Mai 68 raconté par des catholiques (Temps présent), où Mgr Gaillot ou Guy Aurenche détaillent les effets positifs du mouvement, ou dans le livre de l’historien Yves Chiron, qui analyse L’Eglise dans la tourmente de 1968 (Artège).

Ouvrages d’envergure

En cinquante ans, le temps a fait son œuvre, apportant le recul et les outils nécessaires aux chercheurs - historiens, sociologues, philosophes ou géographes - pour rendre aux événements la consistance et la complexité que les débats passionnés avaient pu gommer jusqu’alors. D’où une profusion d’ouvrages d’envergure tels les essais des historiens Benjamin Stora, 68, et après : les héritages égarés (Stock), Pascal Ory, L’entre-deux-mai : la crise d’où nous venons, 1968-1981 (Alma), Malka Marcovich, L’autre héritage de Mai 68 (Albin Michel), Emmanuelle Loyer, L’événement 1968 (Flammarion), Ludivine Bantigny, 1968: de grands soirs en petits matins (Seuil), ou encore du sociologue Jean-Pierre Le Goff qui signe La France d’hier : récit d’un monde adolescent (Stock). Mis bout à bout, ils donnent à voir un Mai 68 pluriel, aux unités chronologiques et géographiques diverses. Ce déplacement des regards est au cœur d’une publication majeure, Changer le monde, changer sa vie : enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France (Actes Sud), née après quatre années de recherche d’un collectif de 30 chercheurs. En se focalisant sur les "militants ordinaires" de cinq métropoles régionales, durant la période 1960-1980, cette étude dresse un portrait vivant et novateur des soixante-huitards, qui dément nombre d’idées reçues.

Loin de la capitale

Après les vagues d’ouvrages sanctuarisant l’image des barricades du Quartier latin, de nombreux travaux se décentrent de la capitale. Jacques Wajnsztejn raconte Mai 68 à Lyon (A plus d’un titre), Corinne Labat donne la parole aux étudiants de Mai 68 : Toulouse (Un Autre reg’art), Olivier Filleule et Isabelle Sommier portent Marseille années 68 (Presses de Sciences po), Jean Vigreux présente Mai 1968 en Bourgogne (Editions universitaires de Dijon), quand Jean-Philippe Martin s’interroge sur l’existence Des Mai 68 dans les campagnes françaises ? (L’Harmattan).

La mémoire de Mai 68 se situe aussi de l’autre côté des barricades. L’ancien responsable de l’Action française à Nanterre, Bernard Lugan, raconte son Mai 68 vu d’en face (Balland). Pierre Lassus, alors étudiant gaulliste, raconte Mai 68, de l’autre côté des barricades (François Bourin). Perrin réédite en poche Mai 68 : Mémoires de l’ancien préfet de police Maurice Grimaud, témoignant de la gestion de la crise du côté du pouvoir. Grâce à l’ouverture progressive des archives, L’Iconoclaste et les Archives nationales publient un livre événement couplé à une exposition, 68, les archives du pouvoir, plongée dans les coulisses de l’Etat face aux événements, reproduisant des documents inédits, télégrammes et notes internes des ministères ou rapports de police. Charles Diaz signe un autre bel ouvrage, le saisissant Mémoires de police : dans la tourmente de Mai 68 (Textuel), réalisé à partir des archives de la préfecture de police de Paris.

Jeunesse et bande dessinée

La diversité des regards portés sur Mai 68 s’appuie sur une large palette de formats éditoriaux qui permettent au plus grand nombre de s’approprier les événements sans passer par les essais ou témoignages. Plébiscité lors des précédentes vagues commémoratives, le beau livre l’est encore cette année avec 18 titres. La production est analogue au rayon littérature avec quelques ovnis comme le titre d’Yves Pagès, Tiens ils ont repeint ! (La Découverte), ou le recueil de Leslie Kaplan, Mai 68, le chaos peut être un chantier (P.O.L).

La bande dessinée s’impose comme un format incontournable. "En cinquante ans, la BD a aussi évolué, devenant légitime pour traiter des sujets de fond qu’elle aura le pouvoir de rendre accessibles à plusieurs générations", note Louis-Antoine Dujardin, éditeur chez Delcourt de Jour J : éditions spéciales Mai 68 et de Mai 68, la veille du grand soir de Patrick Rotman et Sébastien Vassant.

En jeunesse, La Martinière publie pour la première fois un Mai 68 raconté aux enfants par Philippe Godard et l’album de Max Curry, Au printemps fleurissent les pavés. "Raconter Mai 68 aux jeunes, c’est une démarche pédagogique importante dans une période où la contestation n’existe quasiment plus", estime Didier Baraud, directeur de la maison. Il se souvient qu’il avait 10 ans en 1968 et que ces événements ont été le terreau de sa conscience politique. P. L.

50 ans de célébration éditoriale

 

Le changement de nature des ouvrages produits sur Mai 68 à chaque décennie témoigne de l’évolution du regard sur les événements.

 

Etudiantes à Nanterre avec un numéro d’Action, journal militant lancé le 7 mai 1968. Illustration de Mai 68, l’envers du décor de Bruno Fuligni, qui paraît chez Gründ.- Photo MICHEL ROBINET/GRUND

Dès 1968, puis tous les dix ans, le livre a été le vecteur d’un regard sur les événements de Mai. Mais l’approche éditoriale n’a cessé d’évoluer au fil du temps, de l’analyse à chaud à la transformation de Mai 68 en fait social global.

1968: le bilan à chaud

Les acteurs de Mai 68 ont vite saisi l’importance du mouvement auquel ils ont pris part. Sa médiatisation rapide permet aussi d’en contrôler l’image et donc l’histoire. Les ouvrages sur Mai fleurissent dès juin. Jacques Sauvageot, Alain Geismar et Daniel Cohn-Bendit publient La révolte étudiante, les animateurs parlent (Seuil). Daniel Bensaïd et Henri Weber, proches d’Alain Krivine, Mai 1968, une répétition générale ? (Maspero). Côté témoins, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Raymond Aron ou Robert Serrou proposent leurs analyses au Terrain vague, chez Gallimard et Robert Laffont. D’autres tentent à chaud de saisir le moment pour l’envisager dans la durée. Edgar Morin signe avec Claude Lefort et Jean-Marc Coudray Mai 1968, la brèche : premières réflexions sur les événements (Fayard). A la fin de l’année 1968, on dénombre 32 nouveautés et l’on voit apparaître de nouveaux éditeurs tels 10/18, Champ libre ou Lattès.

1978: droit de suite

Dix ans plus tard, les protagonistes et les observateurs de cet épisode singulier de l’histoire de France doivent montrer qu’ils ont non seulement de la suite dans les idées, mais que ces idées ont une suite. C’est l’heure des premiers bilans avec Raymond Marcellin vu de l’Intérieur (L’importune vérité, Plon) et Régis Debray côté pavé (Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, La Découverte). Maurice Grimaud, le préfet de police de Paris lors des manifestations, offre une position médiane dans ses Mémoires, En mai, fais ce qu’il te plaît (Stock). Edgar Morin demeure fidèle à sa position d’observateur en transformant le Mai en Mais (Oswald). Le témoignage et l’analyse demeurent les piliers sur lesquels se construit la mémoire collective.

Alors que Cohn-Bendit est toujours interdit de séjour en France, on ressort les affiches pour la première fois. Mai 68 se montre comme une libération de l’art en accompagnement de celle de la parole.

1988: la génération 68

En 1988, parmi les nouveautés, Henri Weber publie Vingt ans après : que reste-t-il de 68 ? (Seuil). Avec ce bilan, la notion de génération 68 surgit, appuyée par la parution du deuxième tome de Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman consacré aux "années de poudre" (Seuil). C’est le cycle du "que sont-ils devenus?" qui se poursuit après la publication en 1986 chez Albin Michel de la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary de Guy Hocquenghem. Avoir eu 20 ans au Quartier latin ne suffit plus comme brevet de révolution.

Le mouvement est largement présenté dans les textes et documents du Journal de la Commune étudiante (Seuil) publiés par Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet dans la collection "L’univers historique". Dans ses Chroniques de Mai 68 (Deux temps-Tierce), la romancière canadienne Mavis Gallant constate que les ventes de livres ont augmenté de 40% durant ce printemps. Edgar Morin est toujours là avec ses compagnons philosophes. Mai 68, la brèche est republié, suivi de Vingt ans après (Complexe).

1998: rappel des vétérans

En 1998, c’est l’explosion. L’abondance de la littérature sur le sujet doit finir par rendre Mai 68 intéressant. Les événements deviennent ceux d’une "génération", pour reprendre le titre du best-seller d’Hamon et Rotman qui sort en poche pour l’occasion. Les anciens de cette "génération", eux, bougent toujours et ils le font savoir, même si ce n’est pas là où on les attend. Parmi les 83 nouveautés, on remarque les entretiens de Daniel Cohn-Bendit (Une envie de politique) ou l’essai de Jean-Pierre Le Goff (Mai 68, l’héritage impossible), tous les deux à La Découverte. Edouard Balladur reste quant à lui perché dans son pompidolien Arbre de mai (Plon).

Pourtant, "mai 68 fait un bide en librairie", comme le souligne Livres Hebdo en 1998. Les professionnels dressent un bilan négatif de la commémoration. "Un, les livres sur Mai 68 se sont mal vendus. Deux, ils n’ont intéressé que les vétérans du mouvement étudiant et pas du tout les jeunes." Seul dans cette atmosphère morose, Le pavé de mai 68 chez Michel Lafon tente de faire vivre l’esprit contestataire avec Siné, Wolinski, Gébé, Willem, Cabu, Delfeil de Ton, Cavanna et les autres.

2008: l’entrée dans l’histoire

Dix ans après, l’échec des 30 ans a échaudé les éditeurs. Avec deux nouveautés supplémentaires, le compteur commémoratif s’arrête à 85. Il faut y ajouter les numéros spéciaux de revues et de magazines. Une pièce de théâtre pour la jeunesse de Didier Debord publié au Griffon bleu donne le ton: Papi était hippy. Le temps est venu d’observer ces grands-parents dont la jeunesse fut si agitée. Le débat organisé dès janvier à la villa Gillet à Lyon entre Luc Ferry et Daniel Cohn-Bendit résume le questionnement général: "que reste-t-il de 68?".

Mais que faut-il penser d’un événement dont on se demande périodiquement ce qu’il en reste plutôt que de l’examiner en profondeur? Les représentations successives de Mai 68 ont fini par dépasser l’événement lui-même. La cerise de cet anniversaire sans gâteau est le témoignage d’Alain Geismar. Dans Mon Mai 68 (Perrin), l’ex-secrétaire général du Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESup) revient pour la première fois sur son expérience politique. Les autres leaders se demandent s’il ne serait pas temps de passer à autre chose et de laisser les historiens plonger dans la montagne de documents encore inexploités. Ces derniers comme Jean-François Sirinelli, Michelle Zancarini-Fournel et Philippe Artières interrogent l’hypothèse d’une "génération". Mais surtout, on voit émerger des approches du mouvement: dans le Lot-et-Garonne, le Languedoc, au Pays basque, en Normandie. Alors que les héros sont désormais fatigués, que quelques-uns sont morts, l’historicisation de Mai 68 peut commencer. L. L.

Six pavés emblématiques

1968 : Mai 68, la brèche: premières réflexions sur les événements d’Edgar Morin, Claude Lefort et Jean-Marc Coudray (Fayard). Rédigé à chaud, entre le 15 mai et le 10 juin, la première analyse fouillée de la contestation tente de saisir "la Commune étudiante" et la "révolution sans visage", s’interrogeant sur "l’étonnement" qu’elle produit et sur son impact politique et social.

1978 : En mai, fais ce qu’il te plaît de Maurice Grimaud (Stock). Le préfet de police de Paris, de fin 1966 au printemps 1971, raconte dans ses Mémoires comment les manifestations du Quartier latin furent vécues au quotidien, et leur rôle clé dans la gestion d’une crise qui a changé la société sans renverser l’Etat.

1988 : Génération, t. 1: Les années de rêve (1958-1968), t. 2: Les années de poudre (1968-1975) d’Hervé Hamon et Patrick Rotman (Seuil). Parus en 1987 et 1988, les deux volumes de cette vaste enquête qui fait référence retracent, du boulevard Saint-Michel à Shanghai, d’Alger à Varsovie, l’itinéraire collectif de jeunes gens qui rêvent d’un autre monde, et inscrit leurs démarches dans une dimension internationale.

1998 : Le pavé de 68 (Michel Lafon). Dans ce livre en forme de pavé, Cavanna, Cabu, Gébé, Siné, Choron, Cohn-Bendit, Wolinski et bien d’autres, ex-soixante-huitards et anciens de L’Enragé, de Hara-Kiri ou d’Action, montrent que leur regard sur les choses et les gens n’a rien perdu de sa fougue d’hier.

2008 : Forget 68 de Daniel Cohn-Bendit (L’Aube). S’entretenant avec Stéphane Paoli et Jean Viard, Dany le Rouge devient Dany le Sage. L’ex-leader de Mai 68 plaide pour passer à autre chose pour relever les défis politiques, sociaux et écologiques contemporains.

2018 : Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, coordonné par Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille, Erik Neveu (L’Atelier/ Mediapart). Réalisé à partir de plus de 300 récits d’acteurs anonymes des événements, l’ouvrage donne à voir un autre visage de la contestation. L. L. et P. L.

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