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Marcel Proust, «Les soixante-quinze feuillets» (Gallimard) : rattraper le temps perdu

Marcel Proust

Marcel Proust, «Les soixante-quinze feuillets» (Gallimard) : rattraper le temps perdu

Enfin révélés, ces soixante-quinze feuillets de Marcel Proust, objets de tous les fantasmes des aficionados. Tirage à 8000 exemplaires.

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Par Jean-Claude Perrier
Créé le 16.03.2021 à 19h01

À la mort de Marcel Proust le 18 novembre 1922, à 51 ans, c'est son frère Robert, son cadet de deux ans, médecin comme leur père, qui devient son héritier. Avec un dévouement sans faille, il se charge de transcrire (avec l'aide de Jean Paulhan et de Jacques Rivière, tâche redoutable) et de publier les trois derniers volumes d'À la recherche du temps perdu, la « cathédrale » de l'écrivain, laissée en chantier. Il commence aussi l'édition de la Correspondance générale de son frère. À la mort de Robert en 1935, c'est sa femme Marthe qui prend la suite, de façon bien différente. Jalouse de la place que Marcel a occupée dans la vie de Robert, elle se débarrasse de tout ce qu'elle peut : objets, vêtements, meubles, livres et même manuscrits. Une partie sera heureusement sauvée du naufrage. Et c'est Suzy Mante-Proust (1903-1986), leur fille, qui reprendra le flambeau. En 1949, celle-ci avait confié à Bernard de Fallois (1926-2018), futur éditeur et passionné de Proust, un ensemble considérable de manuscrits. Il a pu reconstituer et publier deux inachevés majeurs, Jean Santeuil en 1952 et Contre Sainte-Beuve en 1954. Mais il lui en restait pas mal dans ses dossiers. C'est ainsi qu'est paru, en 2019, aux éditions de Fallois, Le mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites. De Fallois avait conservé, soigneusement préparé et titré un ensemble de textes que l'universitaire Nathalie Dyer-Mauriac, ITEM-CNRS - et par ailleurs fille de Claude Mauriac, lui-même gendre de Suzy Mante-Proust -, grande spécialiste de Proust, publie aujourd'hui, après que le manuscrit a rejoint la Bibliothèque nationale de France.

Ce sont ces fameux Soixante-quinze feuillets (soixante-seize, en fait), écrits par Proust entre la fin de 1907 et 1908, que l'on peut considérer comme les prémices d'À la recherche du temps perdu. Nombre de thèmes de l'œuvre à venir, obsessionnels, sont déjà évoqués : le baiser du soir, la mémoire, la nature, les différents « côtés » d'un paysage et les noms des aristocrates, qui ont toujours fasciné Proust et qu'il aimait à retrouver dans les livres d'histoire, mais aussi dans la topographie et le patrimoine français. Même si l'on y pressent son développement exponentiel, la phrase proustienne, ici, est encore « simple », fluide, presque familière. Et les noms authentiques ont été conservés, fait observer Jean-Yves Tadié, autre grand proustien, dans sa préface : Marcel s'appelle Marcel, sa mère Jeanne, sa grand-mère Adèle. Les Clermont-Tonnerre et les Montmorency ne sont pas encore des Guermantes.

L'éditeur a ajouté quelques autres manuscrits épars, dont la rédaction s'échelonne de 1895 à 1912. On y trouve ainsi « la plus ancienne version connue du baiser du soir », mais, à la place du fameux incipit « Longtemps je me suis couché de bonne heure », on lit « Mon enfance s'est misérablement agitée au fond d'un puits de tristesse. » L'écrivain en devenir allait transcender cette matière « brute » en chef-d'œuvre. Les aficionados de la Recherche... et tous les proustologues se réjouiront à cette belle édition archéologique et scientifique, qui documente la construction de la « cathédrale ». Proust avant Proust, en quelque sorte.

Marcel Proust
Les soixante-quinze feuillets
Gallimard
Tirage: 8 000 ex. (prov.)
Prix: 19 € (prov.) ; 384 p.
ISBN: 9782072931710

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