« Durant le premier semestre, le marché a été très fébrile. Un redémarrage a lieu à la rentrée, mais les achats de Noël ont été extrêmement tardifs ». Voilà comment Frédéric Schwamberger, directeur de Futuropolis, résume l'année du secteur de la bande dessinée. Un constat auquel souscrivent la plupart des éditeurs, oscillant entre soulagement d'une chute enrayée et incertitude. D'abord sur la question de la flambée des coûts de fabrication. « On a des signaux de hausse pour l'année à venir, en raison notamment de la réduction des capacités d'impression et du coût de certains papiers », soupire Benoît Pollet, directeur général de Glénat. Car si la hausse des prix de vente a pu amortir, en termes de chiffre d'affaires (-4,9 % en valeur, selon GFK), la baisse des ventes sur l'année (-11,4 % en volume), ce levier n'est pas activable à l'envi. « Nous avons augmenté le franco-belge en 2022, le manga l'an dernier, nous n'allons pas augmenter de nouveau », annonce François Capuron, directeur commercial du groupe Delcourt. Dargaud, en revanche, devrait faire évoluer ses tarifs, tout en réfléchissant à adapter son offre sur certaines gammes, telle la collection « Mâtin ! ", issue du journal Instagram éponyme. « Il semble que les beaux livres à dos carré à 19,90 € ne correspondent pas forcément à la cible plutôt jeune que nous visons ici, résume le directeur général de la maison Stéphane Aznar. Nous allons donc tenter une nouvelle approche avec des livres moins épais, souples et moins chers. »
C'est là que la question du format poche se pose. Si Le Lombard, Delcourt ou Rue de Sèvres se montrent réticents, Glénat y croit fort. « Nous voulons séduire un lectorat qui hésite à mettre 25 € dans un album, qui va découvrir le plaisir d'une bonne BD à petit prix, et ensuite être convaincu de l'intérêt de dépenser plus pour un bel objet », clame Benoît Pollet, qui avait déjà entamé la démarche dans son précédent poste chez Dargaud. Où son successeur, Stéphane Aznar, freine désormais : « Le bilan du poche est mitigé. Je ne pense pas que ce soit une histoire de rayon, mais davantage d'un format qui ne sied pas si bien à la bande dessinée. En littérature, le bénéfice prix du poche par rapport au grand format est important pour un confort de lecture proche. Ce qui n'est pas le cas en BD.» Mais le DG de Glénat d'opposer : « Le poche, ça ne peut pas fonctionner qu'avec 10 ou 15 références, et ça ne peut pas se faire d'un coup. Le roman n'a réussi que par une offre massive.» Ce seront donc « sept titres au prix unique de 10 €, qui sortiront en juin 2024 ; des romans graphiques récents et remarqués pouvant intéresser de jeunes adultes, ou des classiques de Chabouté ou Rabaté », détaille le directeur du pôle BD de Glénat Hervé Langlois. Cette offre rejoindra celles de Steinkis, jugée prometteuse par son P-DG Moïse Kissous, de Futuropolis, ou du pionnier Casterman, qui reconduira par ailleurs son opération de titres cultes en format réduit.
Le webtoon, tigre de papier ?
Que ce soit par une politique tarifaire ou une offre éditoriale dédiée, attirer les grands ados et jeunes adultes est un défi commun à la plupart les éditeurs, hors ceux spécialisés dans le manga qui touchent déjà ce cœur de cible. Le webtoon papier promettait monts et merveilles dans le sillage des hits Solo leveling ou Lore Olympus : beaucoup s'y sont lancés, tels Michel Lafon ou Editis avec le label Kotoon, ou prochainement Albin Michel avec le label Koda, mais les résultats sont décevants. « Je ne crois pas au passage au format papier de ces BD conçues pour les écrans, alors nous allons nous concentrer sur le numérique », tranche Christel Hoolans, directrice générale du Lombard et de Kana, dont le webtoon On the Frontier n'a pas transformé l'essai. Moïse Kissous avait parié sur le webtoon français star Colossale, et les résultats ne sont pas flamboyants.
« Contrairement à ce qui se dit, on est proches des objectifs de vente, rassure-t-il, avec 20 000 exemplaires sur trois tomes. C'est vrai que nos éditions standards ont été en retrait, mais nos éditions collector ont performé. » Delcourt, de son côté, a dû fermer sa plateforme numérique Verytoon, mais garde son label Kbooks. « On ne sait pas comment le marché du webtoon papier va évoluer avec la recrudescence de titres coréens, avoue François Capuron. Nous avons pu maintenir le fonds de Kbooks grâce à notre locomotive Solo leveling, mais nous cherchons d'autres séries de milieu de tableau. On se diversifie avec une ligne de boys love coréens, qui nous permet de toucher d'autres communautés, très engagées ». Face à l'intransigeance des plateformes coréennes et au ticket d'entrée très élevé, il semblerait que ce marché ne soit pas l'eldorado attendu. Reste alors pour les plus entreprenants à se lancer dans la création numérique, comme la plateforme Ono (groupe Média-Participations) qui vient d'ouvrir un studio de webtoon pour soutenir trois séries suivies par Dargaud. Glénat planche aussi sur le sujet. « Le plus intéressant dans le webtoon est la constitution, dans son sillage, d'un vrai marché numérique, juge Benoît Pollet. Nous sommes en réflexion avancée sur la manière d'y entrer ».
Nouvelles jeunesses
L'attrait pour le webtoon peut s'expliquer par une évidente volonté de diversification, à l'heure où la bande dessinée traditionnelle peine à se renouveler. « Sur les séries classiques, on sent une vraie attrition », constate Christel Hoolans. Olivier Sulpice, fondateur de Bamboo, abonde : « Sans anniversaire ou événement particulier, c'est compliqué de maintenir l'intérêt sur des séries de plus de 20 tomes » (voir page 20). Quant aux nouvelles séries, tous martèlent qu'il est de plus en plus difficile d'en faire émerger. « Il y a une abondance de titres, notamment des essais et des romans graphiques. Il est de plus en plus complexe de se faire remarquer », ajoute Benoît Mouchart, directeur éditorial de Casterman.
Alors, pour trouver un nouveau souffle, le secteur compte s'appuyer sur ses fondamentaux métiers : l'innovation éditoriale et la promotion des livres. Ainsi, Albin Michel poursuit sa croissance dans la BD jeunesse avec des albums humoristiques signés de pointures telles Lewis Trondheim, Marc Dubuisson ou Davy Mourier. « Les auteurs ont carte blanche sur le degré d'humour, du gag visuel au comique cruel, explique l'éditrice Flore Piacentino. Je mise sur la curiosité des lecteurs pour s'ouvrir à différents styles. » Au sein du groupe Steinkis, Moïse Kissous va développer sa ligne d'albums jeunesse Splash ! : « Nous allons monter en puissance sur cette marque, en lançant des BD muettes, des BD de première lecture, des productions hybrides entre album jeunesse et bande dessinée. » Dargaud, de son côté, compte faire fleurir son nouveau label Combo, qui cible les jeunes adultes. « On ressent la même forte émulation, avec une nouvelle génération d'auteurs, nourris au manga, à l'animation, au jeu vidéo, qu'on avait pu connaître lors du lancement de la collection "Poisson Pilot" dans les années 2000 », se réjouit le directeur éditorial François Le Bescond.
Même chez Futuropolis, qui célèbrera les 50 ans de sa marque cette année, « il faut continuer à innover ! », s'enthousiasme le directeur éditorial Sébastien Gnaedig. « En bande dessinée du réel, qui est notre marque de fabrique, les libraires sont ensevelis, notamment par des essais adaptés du catalogue d'éditeurs qui se mettent à la BD par opportunité... Cela nous pousse à proposer des bandes dessinées du savoir d'un nouveau genre, pour toujours surprendre les lecteurs ». Audacieuse aussi, Rue de Sèvres se lance dans le manga. « Avec la collection"Le Renard doré", du nom de la librairie de Mickaël Brun-Arnaud, qui sera notre conseiller éditorial aux côtés du spécialiste Rémi Inghilterra, il ne s'agit pas de faire du manga dans une perspective mass market, indique Louis Delas, le directeur général. Cette collection publiera une dizaine de titres par an, des one-shot ou des séries courtes pour jeunes lecteurs de 7 à 12 ans. La prise de risque est réelle, mais proposer quelque chose de nouveau et de grande qualité est dans l'ADN de L'École des loisirs. Être éditeur est un métier d'offre : c'est ça que les financiers court- termistes ne comprennent pas. Il faut proposer de l'inattendu. »
Chez Dupuis, les innovations, au rang de l'internationalisation et de nouveaux partenariats, devraient être annoncées dans les prochains jours, au moment du Festival d'Angoulême. Mais la révolution se poursuit. « Nous continuons de réorganiser notre catalogue pour mieux parler à nos différents lectorats, la jeunesse d'un côté, les ados/adultes de l'autre », illustre la directrice générale Julie Durot. Et le directeur éditorial Stéphane Beaujean de compléter : « Fondamentalement, la qualité est le seul critère pour s'installer dans la durée : tout le monde peut manipuler des outils pour faire décoller un titre, mais dans le temps, pour faire revenir les lecteurs, il faut des albums de qualité ».
La promo hausse le ton
Pour ce faire, les éditeurs tentent de consolider leurs structures, de l'édito à la diffusion. « Depuis quelque temps, Delcourt vit un fourmillement interne très excitant, à tous les étages », confirme François Capuron. « En 2024, Bamboo va se muscler en commercial, en marketing, en communication, en recrutant trois ou quatre personnes, glisse Olivier Sulpice. Entre le numérique, le webtoon, la multiplication des nouveaux entrants, le monde de l'édition de bandes dessinées va bouger : il faut qu'on se stabilise et qu'on reste costauds ». Au Lombard, Christel Hoolans note l'importance de soutenir l'essor de ses séries jeunesse - Les enfants de la Résistance, Elles, Les Héricornes - par des animations et des produits dérivés finement conçus.
« Il faut parler plus fort, dépenser plus en marketing, en communication, afin d'être visible », résume Stéphane Aznar. Chez Rue de Sèvres, Louis Delas conclut : « Notre offre est désormais complète en jeunesse et nous avons tous les espaces éditoriaux qu'il nous faut pour développer nos envies. Il nous faut désormais travailler à la diffusion sur tous les supports et les passerelles entre les supports. Il est vital de mettre des histoires dans les mains des enfants, car c'est déterminant pour leur vie future et pour la société en général ». Un vrai mantra pour les années à venir.
Olivier Sulpice, P.-D.G. du groupe Bamboo : « L'humain compte plus que tout pour moi »
Olivier Sulpice, P.-D.G. du groupe Bamboo À l'automne dernier, pour les 25 ans des éditions Bamboo (les sisters, les profs, le grimoire d'elfie), leur fondateur Olivier Sulpice a fait les choses en grand, mais à la bonne franquette : un festival dédié à ses auteurs à Charnay-lès-Mâcon et une soirée gastronomique dans un château avec des vignerons et restaurateurs locaux. Et entre les deux, une vente aux enchères d'originaux au bénéfice d'associations étudiantes. Des choix simples et sincères, à l'image d'un patron atypique.
Votre groupe vient de fêter ses 25 ans et s'est imposé dans le paysage de la bande dessinée, loin des grandes maisons parisiennes. En regardant en arrière, auriez-vous fait les choses différemment ?
Non, je ne crois pas. Je pense que si on a une ligne claire et qu'on s'y tient, on peut y arriver. J'ai démarré sans diffusion, avec un banquier sceptique, j'ai bossé énormément et je n'ai jamais eu le temps de lire une histoire à mes enfants le soir... Mais j'ai toujours fait ce que j'aimais, avec des gens que j'estime.
La création de votre propre structure de diffusion vous a-t-elle fait passer un cap ?
C'était le plus gros pari. Quand nous l'avons lancée il y a six ans, il nous manquait 20 % de chiffre d'affaires pour être rentable... En 18 mois, on a bondi de 30 %, avant de doubler notre CA en quatre ans ! Donc oui, ça a changé beaucoup de choses. Et c'est surtout très intéressant d'avoir un retour direct du terrain par nos représentants. Notre diffusion est au service du groupe, nous refusons d'assurer celle d'autres maisons : l'objectif n'est pas le chiffre à tout va.
Vous démarrez 2024 en lançant les Aventuriers d'ailleurs, label racheté à Marc-Antoine Fleuret. La croissance passe-t-elle désormais par l'externe ?
Je ne cherche pas à grossir à tout prix, et l'humain compte plus que tout pour moi : la croissance externe, ce sont des rencontres et des opportunités. Je sais à quel point il est compliqué de lancer une maison, je suis passé par là il y a 25 ans. Cette démarche mérite le respect, et Marc-Antoine Fleuret m'a paru totalement honnête quand il m'a approché avec sa collection. Alors j'ai fait comme pour Drakoo avec Christophe Arleston en 2019, j'ai créé une société dans laquelle je suis majoritaire, nous validons les projets ensemble, et Marc-Antoine les suit de bout en bout. Cela donne une nouvelle corde à mon arc : des romans graphiques, des auteurs étrangers, un style de dessin différent...
Pourtant, jusqu'ici, vous rechigniez à produire des romans graphiques pour des questions de rémunération des auteurs...
Produire des livres épais est, je trouve, une forme de régression sociale pour les auteurs, car les forfaits ne sont pas extensibles et je veux que mes auteurs vivent décemment de leur métier. C'est pourquoi j'ai revu les conditions générales de rémunération voilà quelques années, pour partager les fruits d'un succès, et tant pis si ça rogne sur les marges : 12 % de droits d'auteur jusqu'à 20 000 exemplaires, 13 % jusqu'à 40 000 et 14 % au-delà. Et pour tout le monde pareil. Dès ce mois-ci, je propose aussi 1 % de droits aux coloristes à partir de 20 000 exemplaires.
La diversification semble plus que jamais une planche de salut, surtout pour Bamboo, positionné sur un segment humour en perte de vitesse.
C'est aussi pour ça que j'ai mis plein d'œufs dans plein de paniers ! Longtemps, la ligne humour a tiré la maison en représentant 80 % du chiffre ; aujourd'hui, c'est plutôt autour de 50-60 %, car le manga et la collection « Grand angle » ont bien grandi. L'humour, c'est cyclique. Ça reviendra, les gens ont toujours envie de se marrer !
Bamboo a longtemps eu, et a peut-être encore un peu, l'image d'un éditeur de bandes dessinées populaires de supermarché. Ça vous agace ?
Des BD de merde, voilà ce qu'on m'a dit ! Et quand j'ai repris Fluide glacial, les mots ont été très durs... Au fond, je m'en fiche, mais c'est quand même un peu lourd de se faire donner des leçons par des gens qui ont vendu trois bouquins dans leur carrière... C'est surtout un vrai manque de respect envers les auteurs qui, certes, ne figurent pas sur les listes de prix, mais ne sont pas moins honorables que les autres. Mais je suis au-dessus de tout ça, car je n'ai jamais cherché à faire des « coups », ou alors ça n'a pas marché. Et je ne produirai pas un album intello juste pour gagner une reconnaissance.
Vous cultivez aussi votre identité provinciale.
Loin de Paris, on ne prend pas le melon ! C'est vrai que je ne suis pas à l'aise dans les soirées parisiennes. Et je ne suis même pas au SNE, même si j'essaie de me tenir au courant de ses travaux. Pour moi, le plus important est de demeurer une maison familiale où tout est dicté par le bien-être des auteurs.
Unique actionnaire, ne vous sentez-vous pas trop seul à la tête d'un si gros navire de quelque 70 salariés ?
Je me souviens toujours du seul conseil que m'avait prodigué Jacques Glénat quand j'ai démarré : si tu peux éviter de faire entrer des gens dans ta boîte, évite. J'ai bien stratifié mon organisation, je peux déléguer à des personnes compétentes. Quand j'ai des décisions stratégiques à prendre, je suis seul, tout va très vite. Et quand je m'engage, je vais au bout.
Vous avez 52 ans. Pensez-vous déjà à la suite, alors que vos enfants gravitent autour de l'entreprise ?
Mon aîné a en effet intégré l'équipe à la vente directe aux musées, et ça marche très bien. Le second a fait un stage... Rien n'est écrit, mais passer après le fondateur, ce n'est jamais évident. J'admire d'ailleurs la manière dont Marion Glénat a pris la suite de son père. Après, il m'en reste encore pour 10 ou 20 ans, j'espère...
Ki-oon passe à l'offensive (numérique)
Voilà l'offre française qui pourrait révolutionner la consommation de mangas en France. Pour ouvrir les festivités autour de ses 20 ans, Ki-oon lance Nova, une plateforme - site et application mobile iOS et Android - de lecture numérique gratuite, en VF, en simultané avec le Japon. « On y retrouvera nos créations originales, mais aussi les chapitres de séries phares du catalogue tels My hero academia ou le très attendu Kindergarten Wars, se réjouit Ahmed Agne, directeur éditorial. Nous allons pouvoir présenter nos séries aux lecteurs français sans attendre leur sortie en volume, et échanger avec la communauté. » Il ajoute : « C'est un investissement important et un vrai changement de paradigme dans la façon de publier. Nous luttons aussi contre le piratage avec une offre légale attractive, et nous accompagnons nos partenaires japonais dans le développement de leurs licences en Europe. Avec une liberté d'action inédite. »