Plein de fougue et de naïveté, un de mes jeunes ex-confrères m’expliquait, il n’y a pas si longtemps, qu’il « adorait » son métier de journaliste. « Cela me permet de rencontrer des gens importants qui sont devenus des amis. » J’essayais vainement de lui expliquer qu’ils n’étaient pas « amis » avec lui mais avec le journal qu’il représentait. Né professionnellement dans ce journal il n’avait pas eu le temps de faire l’expérience de ceux qui ne vous reconnaissent pas dès que quelqu’un vous a remplacé. Soyons sûrs que la vie lui apprendra. Même si notre grand ancêtre Joseph Pulitzer, homme de grand prix, nous a enseigné que « newspapers should have no friends » (Traduisez : les journaux ne doivent pas faire copain-copain avec leurs sources), certaines occasions professionnelles permettent aux critiques littéraires de faire de belles rencontres. Pas toujours avec ceux dont ils préfèrent les œuvres. Admirateur de John Irving, j’ai rencontré un tout petit bonhomme dans tous les sens du terme (depuis il a amélioré sa méthode : lors de son dernier « book tour » à Paris il a donné rendez-vous dans le gymnase de son grand hôtel, répondant à leurs questions en faisant du vélo ou de l’aviron). Mais j’ai aimé Bernard Clavel, Annie Ernaux, Daniel Picouly, Erik Orsenna ou Colum McCann et pas seulement pour leurs œuvres, aussi pour ce qu’ils sont, pour leurs blessures. Après son formidable Danseur (Belfond), j’avais décidé de ne plus chroniquer les livres de cet écrivain irlandais qui vit à New York : nous étions devenus trop amis pour que mon jugement n’en soit pas obéré. N’étant plus critique littéraire dans un organe de presse, je n’écrirai pas sur son prochain livre Zoli , une histoire de tsiganes, qui paraît cette semaine aux Etats-Unis et en septembre en France. Cela ne m’a pas empêché de le présenter au Festival America samedi dernier à Vincennes (eh oui, la vie littéraire n’est pas faite que de palaces parisiens…). Le cœur de cet homme est une véritable centrale nucléaire qui vous transmet de l’énergie comme d’autres des radiations malfaisantes. Sa générosité, son amitié me sont aujourd’hui nécessaires. Autre chose est de découvrir un ami à travers ses livres. Si, un jour, un de vos proches publie un roman : attention aux surprises ! Cela m’est arrivé pour la première fois avec Lionel Duroy. Tout ce que je sais de cet ancien journaliste de Libé au visage en lame de couteau, au verbe sec, je l’ai en fait appris dans ses livres en commençant par Priez pour nous (J’ai lu) qui racontait ses origines de noble déclassé dans une famille obligée de quitter Neuilly pour un HLM de banlieue avec ses nombreux frères et sœurs, un père vaguement escroc et une mère folle. Depuis, de roman en roman, j’ai appris sa rupture familiale consécutive à ce premier roman, ses amours malheureuses et bien d’autres choses. Bien sûr, ses livres sont des romans mais ils me disent ses failles, son honnêteté, quoi qu’il en coûte. Un personnage de directeur de journal, dans Méfiez-vous des écrivains (Julliard) lui a valu de ne pas être chroniqué dans Libération (toute ressemblance avec un procureur pour tribunal du peuple à Bruay-en-Artois n’a, évidemment, rien à voir avec son personnage, pas plus qu’avec Serge July). De même, j’ai peu à peu commencé à découvrir Jean Cavé, rédacteur en chef du JDD puis de Paris Match pendant une quinzaine d’années quand il a publié son premier roman : Les applaudissements (Actes Sud). Ainsi donc le confrère tout en subtilité et en courtoisie était un homme noir, peut être désespéré. Ses livres m’ont fait approcher celui qui est devenu un ami. Son dernier roman Le dîner du commandant (Plon) supporte aisément de paraître en même temps que Les Bienveillantes de Jonathan Littell avec lequel on est sans doute trop bienveillant justement. Il est question de Mémoire, d’anciens ennemis, de bourreau bureaucrate nazi et de prisonnier des camps victime innocente d’un petit accident de l’Histoire, de l’impossible pardon, mais aussi de l’âge qui vient (nous avons le même…) et de plein de choses personnelles que j’ai découvert entre ses lignes. Bernard Pivot, tout le monde le connaît. C’est l’avantage et l’inconvénient de la télévision. Il ne peut pas faire un pas dans un salon consacré aux livres sans recevoir bourrades et demandes, pour ne pas dire mises en demeure, d’autographes. Bernard, en le rencontrant comme chroniqueur du JDD m’a paru plus timide qu’il n’y paraissait sur le petit écran. Un peu plus distant aussi. Mais avec les années, j’ai découvert un homme encore plus humain que sur le petit écran, un confrère modeste et fraternel. Je viens de recevoir son Dictionnaire amoureux du vin dans la belle collection de Jean-Claude Simoën (Plon). Je ne dirai rien de sa dédicace qui m’a beaucoup touché parce que je sais les trésors de délicatesse dont ses mots sont porteurs. Mais je suis fier d’avoir travaillé avec un des plus grands. Je l’entends déjà râler : « Oh, tu charries ! » Tant pis : merci M. Bernard ! Maintenant que je ne suis plus critique, je peux donc, en toute décence, vous conseiller de lire mes amis. Non parce qu’ils sont mes amis mais parce qu’ils ont publié de sacrés bons livres. En les lisant vous partagerez un peu de leur amitié.

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