Entretien

Michel Lafon, marchand d’histoires

Michel Lafon, - Photo olivier dion

Michel Lafon, marchand d’histoires

Michel Lafon a triplé son chiffre d’affaires en dix ans en creusant le sillon des témoignages, dont la télévision achète les droits, et en publiant des auteurs venus d’Internet. Le P-DG et fondateur détaille la stratégie de sa maison qui fête ses 35 ans et se lance dans la BD.

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Par Claude Combet,
Créé le 12.02.2016 à 00h30 ,
Mis à jour le 12.02.2016 à 09h54

Michel Lafon - Nous sommes même au 7e rang des éditeurs de littérature générale. Je ne veux pas grandir davantage parce que "small is beautiful". A une époque, j’étais devenu mégalomane. En plus des éditions Michel Lafon, Ramsay (1) et les Presses du management, j’avais acheté en 1989 une société de production avec 120 salariés, et la télévision me prenait tout mon temps. Quand l’audience baissait, les chaînes me convoquaient pour me gronder comme un enfant. Je l’ai revendue et je suis redevenu moi-même. L’édition doit rester un plaisir.

Il n’y en a pas. J’adore ce métier mais si je devais investir, ce ne serait pas dans l’édition. Ce que recherchent Chanel avec La Martinière ou Louis Vuitton avec Gallimard, c’est une image, pas une rentabilité. On peut réaliser un bon chiffre une année et faire moins bien la suivante. On essaie des trucs. Parfois on réussit, parfois on échoue. Je continue à avoir la trouille de temps en temps. Quand j’ai présenté Métronome de Lorànt Deutsch, les représentants ne connaissaient pas tous le comédien et trouvaient le livre trop parisien. La mise en place a été de 4 300 exemplaires au lieu de 3 500, parce que j’insistais. Nous en avons vendu deux millions et demi ! Ce qui m’amuse, c’est que les titres les plus improbables comme Métronome ou Le charme discret de l’intestin ont fait des succès. C’est la magie de cette profession. J’aime cette phrase de Gaston Gallimard : "La difficulté de l’édition, c’est que nous ne faisons que des prototypes."

Nous sommes avant tout un éditeur populaire, j’adore ce mot : "populaire". Notre premier slogan - "Faire des livres pour les gens qui ne lisent pas" - est toujours valable trente-cinq ans après. Nous avons choisi un créneau que nous assumons et avec lequel nous ne nous ennuyons jamais. Nous faisons des livres à côté, en marge, y compris avec les grands auteurs qui viennent publier chez nous ce qu’ils ne peuvent écrire chez leur éditeur habituel. Ainsi, nous avons proposé à Nathalie Rheims un ouvrage sur le Père-Lachaise illustré de photos de Nicolas Reitzaum. Irène Frain a raconté Simone de Beauvoir, Didier van Cauwelaert a traité des abeilles… Et Joann Sfar est en train de nous écrire un polar politique sur Nice.

J’adore la presse (j’ai été l’éditeur du magazine Podium). Tous les matins, je feuillette tous les journaux et j’écoute la radio. Un matin, j’entends Fogiel sur Europe 1 dévoiler la passion de Lorànt Deutsch pour l’histoire. Il lui pose trois questions improbables comme le nom du secrétaire du cardinal de Richelieu et Lorànt répond. Je me dis qu’il faut faire un livre avec lui sur l’histoire et je cherche à le contacter : toute la journée, ça a été mon obsession. J’ai fini par trouver son producteur, j’ai eu quelques minutes pour le rencontrer, et c’est ainsi qu’est né Métronome. C’est un boulot de journaliste ou d’enquêteur autant que d’éditeur.

Nous portons la même attention à l’édition internationale. Quand un auteur arrive en tête des ventes, nous nous mettons sur les rangs pour en acquérir les droits. Nous venons de publier le livre sulfureux sur Poutine de Garry Kasparov, l’ex-champion d’échecs (Winter is coming) et nous allons sortir un livre de Patricia Gucci, la fille illégitime d’Aldo Gucci et son unique héritière.

Raconter sa vie n’est plus à l’ordre du jour. Les biographies marchent de moins en moins bien et les autobiographies sont de plus en plus compliquées à faire. Ce qui intéresse les lecteurs, c’est un problème particulier : quand Véronique Jannot parle de médecine par exemple.

Nous avons coédité Les chevaliers d’émeraude en BD d’après Anne Robillard, avec Casterman, et Vie de merde, avec Jungle, mais depuis le départ de Louis Delas, nous n’avons plus de contact. Alors nous nous lançons tout seuls. L’éditrice Annabelle Roche publiera six albums en octobre et une vingtaine l’an prochain. Nous restons dans ce que nous savons faire : nous faisons appel à des personnalités médiatisées pour leur faire traiter un sujet inattendu. La première sera Le petit blond de Gad Elmaleh.

Le journal d’Aurélie Laflamme d’India Desjardins dépasse le million de ventes, grands formats et poches confondus. La jeune et prolifique Margot Malmaison pourrait prendre la relève car nous avons vendu 80 000 exemplaires d’Un amour de jeunesse depuis juin dernier et nous avons programmé cette année deux autres titres qu’elle a écrits.

Natoo est un phénomène incroyable. Nous avons vendu 200 000 exemplaires d’Icônne si l’on en croit GFK, un peu plus en réalité. De son côté, Agnès Martin-Lugand, l’auteure des Gens heureux lisent et boivent du café (350 000 ventes et une cession à Hollywood), avait été refusée par les éditeurs. Elle est venue me voir après avoir eu 10 000 téléchargements. 10 000 personnes, c’est le plus grand comité de lecture qu’on puisse avoir. Il n’y a pas besoin de promouvoir les auteurs venus du Net, car ils ont déjà leur public.

Aujourd’hui Internet est devenu incontournable. D’ailleurs notre chiffre d’affaires numérique est passé de 60 000 à 1,2 million d’euros en cinq ans.

La cession des droits télévision a explosé depuis trois ans. Le livre d’Alexandra Lange sur la violence conjugale, Acquittée, a été adapté et a fait le meilleur score de TF1 en 2015 avec dix millions de téléspectateurs. Avec Flic, tout simplement de Martine Monteil, France 2 a battu TF1 avec 5,6 millions de téléspectateurs.

Nous sommes des marchands d’histoires. Les chaînes créent les tuyaux, les éditeurs possèdent l’or noir qui y circule. La mode est aux histoires vraies, et comme notre spécialité est le témoignage, les producteurs viennent nous chercher. En 2015, nous avons vendu les droits de vingt titres à la télévision.

Je vis en Afrique "l’itinéraire d’un enfant gâté". Nous avons créé Michel Lafon Education, affilié à l’Unesco, il y a quatre ans, pour publier des manuels scolaires, des abécédaires, des imagiers et des albums sur des thèmes sensibles comme le sida, la violence. Le département, dirigé par mon fils Clément, a explosé et représente 40 % de notre chiffre d’affaires. Nous avons un bureau avec deux personnes à Abidjan et un bureau de quatre salariés à Dakar.

La société Michel Lafon Canada existe depuis 2012 et réalise un chiffre d’affaires de 5 millions de dollars canadiens. Elle propose une soixantaine de titres chaque année, sélectionnés dans notre production française, auxquels s’ajoutent cinq titres québécois. Toutes les stars du Québec sont chez nous ; René Angelil, Garou, Ginette Reno, Luc Plamondon, Natasha St-Pier, Roch Voisine.

Non, j’ai 65 ans, bientôt 66, et je n’ai pas d’autres projets. Mais je veux continuer à travailler car, sur une plage, je m’ennuie au bout de trois jours. Ma fille Elsa travaille avec moi depuis 2005. Elle prendra ma relève.

(1) Maison revendue à Vilo en 1998.

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