Les pieds à Londres, mais la tête à New York et un oeil sur Bruxelles. Réunis du 16 au 18 avril dans la capitale britannique pour la "London Book Fair" (LBF), la deuxième plus importante manifestation professionnelle du secteur après Francfort, les éditeurs internationaux sont arrivés sonnés par la décision prise quelques jours plus tôt par le ministère de la Justice américain, qui met à bas le dispositif de fixation du prix public des livres numériques par l'éditeur dans le cadre de l'"agency model" (contrat d'agence). Dès l'ouverture d'une manifestation plus investie que jamais par le numérique, avec pour la première fois une vaste "digital zone", notre confrère britannique The Bookseller titrait sur la "colère" du secteur. Avec les Américains, "les Anglais sont effondrés car le contrat d'agence les protégeait un peu, remarque Jean Mattern, responsable de la littérature étrangère chez Gallimard. Heureusement qu'en France nous bénéficions du prix unique".
Après des mois d'investigation, le "Doj" (Department of Justice) a en effet assigné, pour entente illégale sur les prix, Apple et cinq des six principaux éditeurs du pays : Hachette Book Group, HarperCollins, Macmillan (filiale de l'allemand Holtzbrinck), Penguin (Pearson) et Simon & Schuster. Et il se félicite que ses investigations menées depuis l'été 2009 l'ont été dans un niveau de coopération jamais atteint auparavant avec la Commission européenne. Celle-ci, qui enquête de son côté dans le même esprit, avec les mêmes groupes dans le collimateur, pourrait procéder avant la fin du mois à des annonces qui pèseront sur les conditions d'émergence du livre numérique en Europe, et sur la chaîne du livre.
"CONSPIRATION »
>Dénonçant, au plus haut niveau des groupes d'édition mis en cause, une véritable "conspiration pour augmenter, fixer et stabiliser les prix de détail" et "éliminer toute concurrence entre les commerces de livres numériques", le procureur général Eric Holder a prononcé mercredi 11 avril à Washington devant la presse un réquisitoire d'une extrême violence. Sur un marché où les ebooks sont généralement proposés à 50 % du prix des "hardcovers" imprimés, "nous croyons que les consommateurs ont payé des millions de dollars en trop pour certains des titres les plus populaires", a-t-il estimé. Les procureurs généraux de seize Etats américains, dont le Texas, le Connecticut, l'Ohio et la Pennsylvanie, ont eux aussi assigné en parallèle Apple ainsi que Macmillan, Penguin et Simon & Schuster.
Officiellement, pour le Doj, ce n'est ni l'"agency model" qui est en cause, ni même ses dispositions prévoyant la fixation des prix publics numériques par les éditeurs, mais les conditions dans lesquelles il a été introduit. Après l'avoir négocié avec Apple, les cinq groupes assignés avaient réussi à l'imposer à Amazon de manière quasi simultanée au début de 2010. D'après la justice américaine, cette concomitance traduit une infraction à la loi antitrust, qu'elle s'est fait fort d'étayer dans son assignation en citant de multiples conversations, mails, rencontres et dîners entre les P-DG des groupes mis en cause.
PLUSIEURS DIZAINES DE MILLIONS DE DOLLARS
L'ampleur de son offensive, déterminée par la volonté d'écourter la procédure pour éviter d'en alourdir le coût pour le contribuable américain, a permis au Doj d'obtenir de trois éditeurs, Hachette, HarperCollins et Simon & Schuster, qu'ils négocient un accord (1). Alors que la procédure est à peine lancée, chacun d'entre eux a déjà dépensé plusieurs millions de dollars en frais d'avocat. Deux ou trois ans de procédures pourraient rapidement faire grimper l'addition jusqu'à plusieurs dizaines de millions de dollars. Un risque qui a vraisemblablement pesé lourd au moment du choix. "Malgré notre certitude de ne pas avoir violé les lois antitrust, nous étions face à la perspective d'une procédure longue et coûteuse menée par une administration dotée de moyens illimités", a expliqué Hachette Book Group dans un communiqué le 11 avril.
Avec l'accord, scellé dans un document d'une vingtaine de pages, le Doj impose avant tout aux éditeurs, pour une période de deux ans, qu'ils renoncent à imposer un prix de vente public pour leurs livres numériques, et qu'ils passent ainsi du prix fixe au prix conseillé (voir encadré ci-contre). La mise en oeuvre devra être rapide : ils n'ont guère plus de cinq ou six semaines pour revoir toute leur politique commerciale numérique. Mais Hachette, HarperCollins et Simon & Schuster peuvent aussi se prévaloir d'avoir sauvé quelques meubles. D'une part, la durée d'application est limitée à deux ans quand, selon des sources proches du dossier, le Doj souhaitait cinq ans pour rétablir l'équilibre supposé du marché avant le contrat d'agence. D'autre part, si un détaillant peut discounter sans limite tel ou tel livre, ou même l'offrir, ses discounts totaux, sur l'ensemble du volume d'affaires qu'il réalise avec un éditeur, ne peuvent excéder le niveau de la remise que celui-ci lui consent.
MENACE
Pour l'heure, aussi provisoire qu'il soit, ce genre de "new deal" imposé par le Doj, qui considère le marché du livre numérique comme un marché en soi, sans rapport avec celui du livre, et qui privilégie la forme sur le fond, est perçu comme une menace par l'écrasante majorité du monde du livre. "En autorisant Amazon à reprendre la vente à perte de la plupart des titres [...], l'accord oppose un gigantesque barrage aux concurrents d'Amazon dans la vente de livres numériques", s'est insurgé dès le 12 avril Scott Turow, le président de la Guilde des auteurs. "Les bas prix des livres disponibles sur le Kindle ne dureront que le temps qu'Amazon réinstalle son monopole", pronostique l'auteur de thrillers.
A quelque 90 % il y a deux ans, la part de marché d'Amazon dans le livre numérique aux Etats-Unis serait aujourd'hui un peu inférieure à 60 %, tandis que Barnes & Noble atteindrait, avec son Nook, 20 %, Apple plus de 15 %, et Kobo encore sensiblement moins de 10 %. "Le Doj nous tire en arrière, s'irrite Oren Teicher, le directeur général de l'Association des libraires américains (ABA), présent à Londres. Le contrat d'agence a promu un marché plus compétitif, plus diversifié, et c'est très positif. Je ne sais pas s'il y a eu collusion entre les éditeurs, mais le résultat est en tout cas qu'il y a plus de concurrence et que cela profite aux consommateurs !"
Dans le club des "Big Six" (les six plus grands éditeurs américains), c'est en tout cas Random House qui s'en sort le mieux. Introduisant le contrat de mandat un an après les autres, le numéro un de l'édition américaine, filiale de l'allemand Bertelsmann, a bénéficié dans l'intervalle, pour toute son activité, d'un traitement de faveur d'Amazon, tandis qu'il échappe aujourd'hui aux poursuites. "Il gagne sur les deux tableaux", observe un concurrent.
LA DÉCISION LA PLUS SOLITAIRE
La procédure va cependant continuer puisque Apple, Macmillan et Penguin ont refusé tout accord. "Macmillan n'a rien fait d'illégal, souligne son P-DG, John Sargent, dans une lettre à ses auteurs, illustrateurs et agents en date du 11 avril. Et de préciser que sa décision d'introduire le contrat de mandat, prise "le 22 janvier 2010 peu après 16 h en faisant du vélo d'appartement dans mon sous-sol", a été "la décision la plus solitaire [qu'il] ait jamais prise et [qu'il] ne voit pas de raison de revenir dessus". De même pour le P-DG de Penguin, John Makinson, le texte de l'assignation "contient nombre d'erreurs matérielles et d'omissions, que nous avons hâte de pouvoir corriger devant le tribunal".
Reste à savoir si les deux groupes tiendront jusqu'au bout et, au-delà, pourront gagner contre le rouleau compresseur du Doj et de l'arsenal législatif américain antitrust. C'est ce qu'espéraient, à la Foire de Londres, les éditeurs, et en particulier les Britanniques interrogés par The Bookseller. Pour Philip Gwyn Jones (Granta), "John Sargent est un véritable héros". Quant à Anthony Cheetham, le fondateur de Zeus, il assure "allumer chaque jour un cierge pour les éditeurs qui n'ont pas transigé".
(1) Lire sur Livreshebdo.fr ("Actualités/étranger") le texte intégral de l'assignation du Doj, celui de l'accord qu'il a négocié avec Hachette, ainsi que la déclaration de John Sargent, P-DG de Macmillan, qui a décidé d'aller jusqu'au procès.
Foire de Londres : ce n'est pas la forme olympique
Sur fond de tensions économiques et numériques opposant les anciens et les modernes, la manifestation conserve son rôle de carrefour des échanges.
Des ebooks et des caractères chinois : ce sont les deux images qui resteront de la dernière Foire de Londres qui s'est déroulée, dans un climat tendu, du 16 au 18 avril. La Chine a fait une démonstration de force en venant avec près de 500 représentants et en prenant plus de 2 000 m2 de surface d'exposition. Les larges stands chinois sont restés relativement vides et les multiples débats organisés par la délégation semblaient intéresser surtout leurs compatriotes. Mais quelques éditeurs chinois sont tout de même allés fouiller dans les catalogues français. "Les Chinois achètent depuis quelques années déjà des livres jeunesse, note Christian Voges en charge des cessions de droit pour Vilo. Et ils s'ouvrent désormais au marché du beau livre." Ahmed Rafif chez ACR note le même attrait pour ses livres d'art. "Cependant, quand nous vendons en France un livre à 50 euros, eux ne peuvent pas le commercialiser à plus de 10 euros. Financièrement ce n'est pas très intéressant pour nous." Chez Albin Michel aussi, Solène Chabanais a reçu, parmi les 50 rendez-vous qu'elle avait programmés, quelques éditeurs chinois qui commencent à "montrer de l'intérêt pour la production française de fiction, mais aussi de non-fiction".
Face à ce dynamisme chinois, ce sont plutôt les tensions qui ont animé les échanges entre Occidentaux. La montée en puissance des ventes d'ebooks, surtout dans le monde anglo-saxon, occupait la majorité des débats. Près d'un quart de la surface d'exposition était dédiée aux contenus immatériels avec deux nouveaux espaces, l'un consacré à l'édition numérique et l'autre aux Apps. Or, ces nouveaux acteurs sont présentés comme affrontant dans une "lutte pour la survie" les éditeurs traditionnels. Ce langage dramatique a imprégné la joute verbale qui a opposé lundi deux éditeurs défendant les maisons bien installées à deux champions de l'autoédition. Au terme du débat, le public, qui devait voter pour le modèle le plus convaincant, a élu à une large majorité celui des éditeurs traditionnels.
La crise économique en Europe n'arrange pas les choses et pèse sur toutes les transactions. Dans une tribune diffusée à l'ouverture de la Foire par notre confrère The Bookseller, le président du Syndicat national de l'édition, Antoine Gallimard, a fermement appelé à la raison les agents, en les enjoignant de tenir compte dans leur contrat de la situation difficile du monde du livre (voir p. 11). Chaque rendez-vous entre professionnels >commençait par un bon quart d'heure sur la crise. "C'est une foire un peu déprimée : le marché hollandais est à - 20 %, le portugais à -30 %, quant aux Espagnols, ils ne donnent même plus de chiffres !", note Jean Mattern chez Gallimard. Corinne Marotte de L'Autre agence constate un "quasi-gel des échanges depuis le dernier Francfort". De plus, les livres qui circulent enthousiasment peu les Français. Isabelle Laffont chez Lattès remarque qu'il n'y a "pas grand-chose" mais se réjouit de l'achat d'une trilogie érotique, Fifty Shades of Grey de E. L. James, "un peu à la Twilight de Stephenie Meyer". De fait, beaucoup de livres proposés surfent sur les listes de best-sellers. "Je ne compte plus cette année le nombre de romans que l'on me présente en le comparant à La couleur des sentiments !", s'amuse Francis Geffard chez Albin Michel. "J'ai l'impressionque l'on cherche à me vendre toujours le même livre, remarque >l'éditrice néerlandaise Lidewidje Paris. Au Pays-Bas, le marché est à - 22 %, alors j'ai réduit d'un tiers ma production. Je n'achèterai donc qu'un coup de coeur."
LA TÊTE FROIDE
Du côté de Flammarion, >Sophy Thompson pour l'illustré, tout comme Patrice Hoffmann pour le texte, ont bien du mal à parler des livres, pressés de questions sur la cession de la maison. En effet, le sujet a été largement couvert par la presse étrangère. "J'ai repéré deux textes qui m'intéressent, mais j'attends la fin de la semaine pour me décider. Les Français, cette année plus encore, gardent la tête froide", analyse Patrice Hoffmann, qui se réjouit de l'intérêt suscité par En vieillissant les hommes pleurent de >Jean-Luc Seigle, qui pourrait déboucher sur une dizaine de cessions. Manuel Carcassonne chez Grasset constate aussi l'attrait des coéditeurs pour le texte d'Annick Cojean sur l'esclavage sexuel sous Kadhafi. Enfin, Béatrice Duval était ravie de découvrir la dernière sélection de l'Orange Prize dans laquelle figure Painter of Silence de Georgina Harding, qu'elle a acquis avant la foire et que Denoël publiera en 2013.
Le marché britannique a baissé de 3 % en 2011
La progression des ventes de livres numériques, aux prix plus bas, ne compense pas l'érosion du marché traditionnel.
Les Britanniques achètent désormais davantage de livres en semaine que pendant le week-end : cette constatation inattendue est issue de l'étude "Books & Consumers" 2011 menée par Bowker Market Research (ex-Book Marketing), présentée le 30 fin mars. Le lundi, et non le samedi, est devenu le jour où les acheteurs de livres dépensent le plus. Ce changement du rythme dans la consommation de livres serait l'une des modifications produites par l'ebook et les ventes en ligne. En revanche, selon Steve Bohme, directeur des recherches, les livres numériques n'ont pas influencé le nombre d'acheteurs de livres outre-Manche - 66 % des femmes et 62 % des hommes entre 13 et 79 ans ont acheté au moins un livre en 2011.
Les consommateurs britanniques ont acheté 344 millions de livres en 2011, pour une valeur globale de 2,137 milliards de livres sterling. Le nombre d'exemplaires de livres papier achetés a baissé de 3 % par rapport à 2010, mais cette baisse a été compensée par les achats d'ebooks, de sorte que le marché a augmenté légèrement en volume. En revanche, malgré une progression du marché du livre numérique de 50 millions de livres sterling par rapport à l'année précédente, les ventes globales ont baissé en 2011, comme en 2010 et en 2009. Au total, en 2011, le chiffre d'affaires du marché du livre a marqué un retrait de 9 % en valeur par rapport à 2008.
Malgré la progression des ventes d'ebooks, leur prix plus bas ne permet pas de compenser l'érosion des ventes de livres physiques. Au Royaume-Uni, un livre numérique coûte en moyenne 30 % de moins qu'un livre papier au format de poche, et 50 % de moins qu'un livre broché. Par ailleurs, 20 % environ des achats se portent sur des livres publiés en dehors de l'édition traditionnelle (livres publiés à compte d'auteur ou par des sociétés spécialisées dans les nouveaux médias), mais ceux-ci ne représentent que 4 % des ventes de livres numériques en valeur. Dans le secteur traditionnel, le prix moyen d'un ebook reste plus bas que celui d'un poche, mais la différence est nettement moins importante : 20 % environ, mais seulement 14 % pour les romans. Globalement, l'enquête de Bowker montre que le secteur du poche est celui qui est le plus directement menacé par le livre numérique, qui lui a pris des parts de marché.
En 2011, les livres numériques ont représenté plus de 10 % des achats en volume dans maints secteurs de fiction pour adultes : épouvante (16 %), romans sentimentaux (14 %), classiques (13 %), polars (11 %). En non-fiction, ils ont surtout eu un impact dans les domaines du livre de voyage, des "histoires vraies" et du développement personnel. L'étude fait également apparaître que les consommateurs rejettent l'idée d'offrir un livre numérique : il représente seulement 5 % du marché du cadeau, très important en Grande-Bretagne, alors que, en 2011, 29 % des romans étaient achetés pour être offerts. Seul secteur en croissance (en valeur et en volume), le livre pour la jeunesse reste peu concerné par les ebooks.