Si ses œuvres voyagent beaucoup autour des cimaises du monde entier, lui, en revanche, n’aura pas tant bougé. Non pas que Picasso haïsse les voyages - le travail l’absorbait trop, sans doute - mais, à l’instar de l’auteur de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss, le peintre espagnol n’est guère porté sur l’exotique. La chose non occidentale fut pour lui moins source de dépaysement que ressource pour se revitaliser. Picasso est un ogre qui se repaît de l’autre afin de n’être que lui-même. Génialement. Si les arts premiers, notamment l’art africain, inspire le chef de file du cubisme, Picasso puise aussi dans toutes les formes : le folklore européen n’est pas en reste. A Naples ce sont la commedia dell’arte avec son tutélaire Pulcinella (Polichinelle) et le théâtre de marionnettes, qu’on trouve dans tous les coins de l’ancienne Vice-royauté espagnole, qui fascinent Picasso.
Las du dogmatisme des cubistes - cette avant-garde qui faisait déjà école - et de la tristesse de la guerre - on est en 1917 -, l’artiste a rejoint sur l’invitation de Cocteau les amis russes de ce dernier, Diaghilev et Massine, partis monter un ballet en Italie : Parade. Picasso est chargé des décors et des costumes. Le rideau de scène magistral (une peinture à la colle sur toile de 10,50 m × 16,40 m et pesant 60 kg) - aujourd’hui dans les collections du Centre Pompidou - fut l’un des fruits sublimes de cette collaboration. Au théâtre du Châtelet, le ballet de Diaghilev mis en musique par Erik Satie et chorégraphié par Massine fut reçu avec peu d’enthousiasme par les Parisiens : trop "bolchevique" pour les réactionnaires, pas assez cubiste pour les hérauts du progrès.
Tel un juste retour aux sources napolitaines de la création picassienne, le rideau a fait le voyage à Naples, où il a été montré au musée de Capodimonte dans le cadre de la manifestation "Picasso-Méditerranée", cycle pluridisciplinaire imaginé par Laurent Le Bon, directeur du musée Picasso, c’est à présent au Mucem, à Marseille, que les influences napolitaines de Picasso sont exposées. On y voit décors, costumes, gouaches et dessins préparatoires au milieu des marionnettes, mais s’ajoutent à Parade les autres Ballets russes, Le tricorne, Pulcinella et Cuadro flamenco. Un "quatuor méditerranéen dans l’œuvre théâtrale de Picasso", comme le nomme si bien ce catalogue de l’exposition "Picasso et les Ballets russes" qui replace le peintre espagnol dans sa période de transition vers un classicisme mâtiné de surréalisme. S. J. R.