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Quelles bibliothèques après le « crépuscule de la France d'en haut » ?

Quelles bibliothèques après le « crépuscule de la France d'en haut » ?

78% des résidents de communes rurales et 87% des ouvriers déclarent ne jamais ou pratiquement jamais venir en bibliothèque ou médiathèque.

Curiosité professionnelle oblige, les bibliothécaires sont à l'affût des publications portant sur les réalités qui les concernent. C'est le cas pour les travaux de Christophe Guilluy qui, peu après la sortie de son Atlas des nouvelles fractures sociales, a été invité aux journées de l'ADBDP en 2007. Dominique Lahary a très tôt intégré cet auteur dans sa  réflexion sur les bibliothèques.

Dans Le crépuscule de la France d'en haut, Christophe Guilluy prolonge son questionnement dans une voie politique sur les rapports de la « France périphérique » avec les élites. C'est nécessaire et stimulant même si certaines questions demeurent en suspens. De façon plus précise, on peut s'interroger sur la relation entre les bibliothèques et cette réalité négligée de la France.
 
Les bibliothèques de la France périphérique

Le maillage de la France en bibliothèques s'est largement amélioré dans les quarante dernières années. Alors qu'en 1977 on dénombrait 948 bibliothèques, la dernière synthèse nationale sur les BM peut écrire fièrement : « la France peut se prévaloir d’un réseau exceptionnellement dense de plus de 7000 bibliothèques et 9 000 points d’accès au livre. 89 % des Français résident dans une collectivité offrant l’accès à au moins un lieu de lecture ». La croissance des métropoles et la gentrification du territoire qui repousse toujours plus loin les catégories populaires à l'extérieur se sont déroulées parallèlement à la couverture du pays en bibliothèque.
Bien sûr, il reste des communes qui ne sont pas desservies et le rapport de J.-L. Gautier-Gentès pour l'Inspection Générale des Bibliothèques est venu le rappeler. Il existe encore des communes sans bibliothèque et y compris de grandes, même si certaines sont attenantes à des métropoles qui les ont dédouanées à tort de proposer ce service à leurs habitants (par exemple Schiltigheim et Hoenheim près de Strasbourg).
Bien sûr aussi, les services proposés sont parfois assez sommaires. Ainsi, la proportion de bibliothèques de niveau 1 parmi l'ensemble des bibliothèques ou points lecture dans les communes de moins de 2000 habitants s'établit à 3%.  Cette proportion s'accroît peu à peu avec l'élévation de la taille de la commune pour atteindre 29% pour celles de 20 à 39 999 habitants et 56% pour les plus de 100 000 habitants. Autrement dit, que ce soit du point de vue des horaires d'ouverture, du personnel ou de la surface proposée, l'offre de bibliothèques est toujours perfectible. Mais il convient de noter l'amélioration de la situation sur la longue période.

La culture à la campagne
 
Il reste que ce mouvement de création de bibliothèques prend place dans le cadre d'une politique visant à apporter la culture dans les campagnes. Avant leur départementalisation en 1986, les BDP ont vu le jour dans le cadre d'une politique de l'Etat visant à couvrir tout le territoire national de bibliothèques. En 1957, alors qu'il était invité à recevoir les bibliothécaires étrangers dans le cadre de la 23ème session du Conseil de la Fédération Internationale des Associations de Bibliothécaires, le secrétaire d'Etat aux Arts et Lettres Jacques Bordeneuve, après avoir loué les bibliothèques patrimoniales et spécialisées, insistait sur la politique de création de Bibliothèques Centrales de Prêt qui « par leur bibliobus, ravitaillent les communes les plus petites et les plus isolées ». On est encore avant l'arrivée du livre de poche et il s'agit de promouvoir le livre là où il n'est pas présent. Le secrétaire d'Etat regrette la présence des BCP « dans un nombre malheureusement insuffisant de départements, mais dans ce domaine notre effort ne se ralentira pas ». Au-delà du discours velléitaire, on sent poindre ce qui relève d'une évidente nécessité à l'heure où, à l'époque, c'est à peine une quinzaine de Départements qui sont dotés de ce service.

Le France périphérique

Historiquement donc c'est davantage à partir d'une politique d'offre que les bibliothèques ont progressivement couvert le territoire plutôt qu'à partir d'une attention à la réalité des populations desservies. Concentrées sur ce qu'elles se devaient proposer en vue de forger un citoyen idéal, elles n'ont pas toujours immédiatement pris en compte les publics tels qu'ils étaient. La décentralisation et l'expérience du terrain ont permis de limiter cet accent mais il en reste bien sûr des traces dans les politiques d'acquisition ou d'action culturelle qui visent à « ouvrir les habitants à la culture ». Ce type de discours tend à alimenter une représentation que Christophe Guilluy dénonce entre « la France du repli d'un côté, des ploucs et des ruraux, la France de l'ouverture et de la tolérance de l'autre » (p. 179). Au plus près de la « France périphérique », les bibliothèques diffuseraient une vision du monde qui lui serait hostile. Les publics populaires sont pensés comme une cible et non comme une base.

Le public devrait être au centre

Par exemple, J. Triaud écrit dans ses Réflexions sur la programmation culturelle en BDP  que « La question des publics est donc bien au centre des préoccupations de la programmation culturelle, car ce sont les destinataires de ces activités culturelles » (p. 23). Etre « destinataire » revient bien à être défini dans cette position par ceux qui sont en position de le faire. Dans la perspective de C. Guilluy, cela correspond bien à la vision de la « France d'en haut ».

Et selon lui, « les classes populaires ont brisé leurs chaînes [...] et refusent désormais le magistère de la classe politique et culturelle » (p. 181). Dès lors, il ne semble plus possible de considérer la France périphérique comme cible car elle refuse de « jouer le jeu ». Elle le fait déjà depuis longtemps avec ses pieds en renonçant à fréquenter les institutions culturelles et y compris les bibliothèques. Rappelons que, dans l'enquête Pratiques culturelles des Français de 2008, 78% des résidents de communes rurales et 87% des ouvriers déclarent ne jamais ou pratiquement jamais venir en bibliothèque ou médiathèque.

Mais ce que Christophe Guilluy décrit comme « un processus de désaffiliation culturelle définitif des classes populaires » (p. 183) se traduit moins par ce que le mépris des catégories dominantes désigne comme un « repli » que par une « relocalisation de fait ». Contraintes à une relative sédentarité, elles investissent les relations à l'échelon local avec des liens de solidarité en prise avec leur réalité quotidienne. Elles cherchent une certaine homogénéité sociale et culturelle.
 
Quelle bibliothèque ?

Dans ce contexte, quelle politique pour les bibliothèques de la France périphérique ? Il paraît illusoire de commencer par vanter les vertus de l'ouverture et de la diversité. C'est sans doute un choc pour ceux s'y reconnaissent et pensent la culture sous ce prisme. Il ne s'agit pour autant pas nécessairement d'y renoncer mais de conditionner cet objectif sous réserve de remplir une fonction préalable d'ancrage dans la population locale. Comme toujours en matière de politique culturelle, on ne peut pas changer les absents. Toute réelle politique pour changer les publics suppose d'abord qu'ils s'y rendent. Dès lors, comment la bibliothèque peut-elle montrer son ancrage dans la réalité de la population locale ?

L'essentiel tient sans doute dans la capacité de la bibliothèque à prendre part aux épreuves individuelles et enjeux collectifs de la population. Qu'est-ce qui occupe et préoccupe la « communauté » (pourquoi mettre des guillemets comme s'il s'agissait d'une notion inavouable ?). Par exemple : que faire dans son jardin et de ce qu'il peut apporter, c'est ce à quoi entend répondre le troc jardin organisé à la Madeleine Bouvet (61) ?

Repenser la relation avec le public

Plus largement, l'objectif général suppose une organisation qui se traduit au profit des habitants par de larges horaires d'ouverture.
Le soutien (matériel et moral) doit être quotidien et cela passe par un espace où les citoyens peuvent se poser dans le confort d'un lieu bien pensé.
Diversité des ambiances, place accordée à la convivialité (possibilité de s'installer à plusieurs) mais aussi au retrait par rapport aux autres.
L'accueil est aussi déterminant qui prend en compte la personne dans la singularité de sa situation plus que dans son statut abstrait d' « usager ».
Les collections proposées doivent incarner cette attention à la population dans sa réalité et non en tant que « destinataire » d'une politique d'acquisition nourrie par des pensées qui échappent à la logique des usagers comme le fait de ne pas avoir à soutenir des livres « commerciaux ».
Un niveau trop élevé de « fonds mort » indique des choix qui ne prennent pas en compte le point de vue de ceux à qui il est adressé. Et les bonnes intentions ne font pas disparaître ce défaut d'attention que les visiteurs, puis la population, ne tarderont pas à percevoir.

A l'inverse, la capacité de la bibliothèque à entrer en phase avec les attentes concrètes des habitants ne peut que contribuer à son insertion dans son environnement. La création ou la participation à des moments collectifs qui visent la population dans son ensemble se révèle très certainement une voie porteuse. Et certaines bibliothèques le font déjà comme c'est le cas à Cassagnes-Bégonhès (12) où les bibliothécaires ont investi le marché non sans mobiliser les passants par un gâteau à la broche... Et pourquoi pas des « jeux flamands et gaufres » comme à Quesnoy sur Deûle (59) ?

Connaître et comprendre la population desservie par les bibliothèques devient un enjeu pour cet équipement public. C'est encore plus le cas pour la France périphérique qui ne se trouve pas beaucoup dans les bibliothèques et qui est en voie de « séparatisme » selon le diagnostic de Christophe Guilluy. Par leur plasticité et leur inscription locale, les bibliothèques sont à même de relever le défi de chercher à relier les classes populaires malmenées par la mondialisation et la gentrification. En cela, elles forment un outil essentiel de construction du lien social et politique. Il s'agit d'en convaincre les élus. Noble et vaste entreprise ! Le pire serait bien sûr qu'elles aggravent la situation en confirmant leur mise à l'écart...

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