Rentrée 2016

Scolaire : l’année de tous les manuels

De gauche à droite, les six rivaux pour la rentrée : Belin, Nathan, Hatier, Magnard, Hachette et Bordas. - Photo Olivier Dion

Scolaire : l’année de tous les manuels

Année exceptionnelle ! Du primaire au collège, plus d’une dizaine de millions de manuels sont distribués en classe cette rentrée, en raison de la réforme de tous les programmes du CP à la 3e. Dans la grande redistribution des cartes en cours entre éditeurs scolaires, c’est Nathan qui tire le premier son épingle du jeu.

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Par Hervé Hugueny
Créé le 24.08.2016 à 21h00 ,
Mis à jour le 25.08.2016 à 13h59

Les grands best-sellers de la rentrée sont déjà vendus, mais ils ne feront pas la une des médias : "La collection d’histoire-géographie de Nathan totalise un million d’exemplaires, de même que la collection de maths", assure Eric Lévy, directeur général d’Inter-forum. La filiale d’Editis qui distribue les manuels de Bordas, Nathan et Retz, les éditeurs scolaires du groupe, dispose d’une bonne vue d’ensemble de l’intense activité générée par la mise en œuvre d’une réforme scolaire d’une ampleur sans précédent.

Editis domine la rentrée

"Au total, nous avons expédié environ 5 millions de volumes, en comptant également Le Robert, qui a publié aussi pour ce marché. C’est un million d’exemplaires de plus que ce que nous avions anticipé", précise Eric Lévy, soulignant que tout était livré dès le 12 août chez les libraires et les adjudicataires spécialisés dans le scolaire. Si le pôle Education et référence d’Editis domine cette rentrée, "tous les éditeurs devraient être satisfaits, eu égard à l’ouverture exceptionnelle du marché scolaire cette année", rappelle Mahin Bailly, directrice générale de Magnard-Vuibert, la filiale scolaire et enseignement supérieur du groupe Albin Michel.

"Du primaire au collège, 7,4 millions d’élèves devraient recevoir de nouveaux manuels cette année", ajoute Célia Rosentraub, directrice générale d’Hatier, filiale d’Hachette Livre. Envisagée dès 2012, attendue et reportée depuis deux ans, l’application des nouveaux programmes scolaires qui devait être progressive comme il était d’usage jusqu’à maintenant, est finalement immédiate à partir de septembre, dans toutes les matières et à tous les niveaux, du cours préparatoire jusqu’à la 3e.

Le calendrier électoral plus que les rythmes scolaires a commandé cette décision : l’école sera un des enjeux de la campagne présidentielle à venir, et il faut des éléments concrets à présenter. Pour financer les achats de manuels au seul collège, le ministère de l’Education nationale a ainsi exceptionnellement réservé 300 millions d’euros étalés sur ses budgets 2016 et 2017. En 2015, moins de 25 millions d’euros étaient affectés à ce poste. La gestion de l’édition scolaire commence à ressembler à celle d’une agriculture soumise aux aléas climatiques les plus extrêmes, passant de l’aridité à la mousson.

"De l’édition aux libraires, en passant par la fabrication et la distribution, tout le secteur s’est mobilisé pour que les manuels arrivent à temps", déclarent les éditeurs d’une seule voix à l’attention des pouvoirs publics, et tout particulièrement du ministère qui n’a publié les programmes définitifs que le 26 novembre 2015 ! Même en travaillant sur des versions provisoires, les éditeurs scolaires ont quand même dû réaliser leurs manuels dans des délais jamais vus, et ils apprécieraient d’en recevoir un peu de reconnaissance, alors que leur secteur est en général ignoré de l’attention politique et médiatique.

Ces soubresauts se lisent dans l’activité du secteur : l’an dernier, le volume d’affaires total des ventes de manuels scolaires est tombé à 187 millions d’euros, le plus bas niveau en vingt ans de rapports annuels du Syndicat national de l’édition (SNE). Mais cette année et en 2017, le marché des manuels devrait dépasser les 330 millions d’euros, record à la hausse cette fois, si les collèges dépensent les 150 millions d’euros annuels qui leur ont été attribués pour l’achat des manuels.

Des sondages pour anticiper

Les sondages réalisés par la Cicem, la société d’étude spécialisée qui interroge les collèges sur leurs intentions d’achat, confirment cette hypothèse, de même que les très volumineuses commandes enregistrées par les revendeurs spécialisés, Cufay, EMLS, LDE, Sadel, pour les plus importants. Cufay et la LDE emploient quelque 70 personnes pour traiter cet afflux exceptionnel, et EMLS fait travailler actuellement une trentaine de salariés. "Dès fin juin, en fonction des premières commandes, nous avions établi des prévisions à l’aide de nos statistiques antérieures et de notre part de marché : nous représentons un panel de 1 100 collèges, sur 7 000. Nous sommes toujours prêts à partager cette information avec les éditeurs", propose Thierry Damagnez, patron de Cufay à Abbeville (Somme).

"Nous sommes très satisfaits de nos résultats en primaire, nous avons mené une stratégie très offensive qui conforte notre position de leader." Célia Rosentraub, Hatier- Photo OLIVIER DION

Comme toujours, le marché du primaire est plus calme, presque imperméable à ces réformes en raison de son financement très éclaté, dépendant du budget des 36 000 communes, et non de celui de l’Etat. "Nous sommes très satisfaits de nos résultats, nous avons mené une stratégie très offensive sur les cinq niveaux qui conforte notre position de leader", se félicite Célia Rosentraub. Stéphanie Saïsse-Fallek, directrice du département primaire d’Hachette Livre, constate aussi une progression des ventes, qu’elle ne souhaite pas non plus chiffrer : les éditeurs du primaire sont plus réservés sur leurs parts de marché, qu’ils connaissent plus tardivement qu’au collège, faute de panel. En 2015, le marché du primaire avait chuté à 60,5 millions d’euros selon le SNE. En 2009, ce segment avait déjà connu une réforme simultanée à tous les niveaux et dans toutes les disciplines. L’effet en avait été progressif, avec des ventes passant en quatre ans de 62,8 à 82,4 millions d’euros.

Au collège, l’effet des réformes a toujours été plus tranché. A la manière de grandes marées redessinant un littoral, l’ampleur des dernières variations a reconfiguré le paysage éditorial. Trois années de repli, conjuguées au même recul pour le lycée, expliquent la cession de Belin au groupe de réassurance Scor, qui a cueilli le dernier éditeur indépendant généraliste du secteur, et le plus ancien. A l’inverse, la manne qui revient installe Lelivrescolaire.fr, nouveau venu dans un secteur où c’est un défi de percer face à Editis et Hachette, aiguillonnés par leurs challengers Belin et Magnard.

La simultanéité, inconnue jusqu’alors pour le collège, d’une révision des programmes appliquée dans toutes les disciplines et à tous les niveaux va aussi figer les positions acquises. En français, histoire-géographie, mathématiques, trois des matières prioritaires cette année, les commandes ont souvent été effectuées pour la totalité d’une série de la 6e à la 3e, sans panacher une discipline entre plusieurs éditeurs. Lors des réformes précédentes, lorsqu’un éditeur ratait le démarrage d’une collection en 6e, il s’empressait de corriger ce qui n’avait pas fonctionné avec l’espoir de se rattraper les années suivantes.

27 % pour Nathan

Cette année, Nathan a raflé 27 % de part de marché (contre 15 % lors de la précédente réforme), indique Delphine Dourlet, directrice du secondaire. Avec Bordas, le groupe en est à 40 % au collège. Belin, qui a bien réussi en français et sciences pour la 6e, s’estime à la deuxième place selon sa directrice générale, Sylvie Marcé. Magnard a maintenu ses positions, juge Mahin Bailly.

L’an prochain, il y aura une seconde remise en jeu, où tout le monde repartira en plein inconnu, sur un autre bloc de disciplines : l’ensemble des langues vivantes, la physique-chimie, les sciences de la vie et de la Terre, et la technologie. A peine rentrés, les éditeurs doivent donc se relancer dans une production intensive. Hachette Education, qui n’a pu être joint, aura à cœur de reconquérir la place qu’il avait jusqu’alors.

Lelivrescolaire.fr : du numérique au papier

Raphaël Taieb- Photo OLIVIER DION

En 2010, quand ils ont lancé Lelivrescolaire.fr, ses fondateurs situaient bien leur maison dans l’univers numérique, même si la version imprimée de leurs premiers manuels était leur seule source de revenus. Six ans après, le plus jeune des éditeurs scolaires assure sa pérennité toujours grâce au papier : "A environ 15 % de part de marché en français et en histoire-géographie, nous sommes à la troisième place dans ces matières, et nous n’avons pas encore publié en maths. Nous avons expédié 700 000 à 800 000 volumes, c’est énorme, alors que nous gérons la logistique nous-mêmes", s’enthousiasme Raphaël Taieb, président de l’entreprise.

Tout a été livré dans les temps, ont apprécié les gros libraires spécialisés. Pour financer cette campagne, "nous avons réalisé une augmentation de capital de 1,5 million d’euros en deux temps", explique-t-il. Le chiffre d’affaires devrait dépasser la douzaine de millions d’euros (contre 1 million en 2012, dernier bilan publié), et la société est en passe de réaliser ses premiers bénéfices, sans dévier de son modèle si particulier. Ainsi les manuels numériques sont en accès gratuit sur Internet, servant de produits d’appel pour vendre des services : exercices, gestion de classe, manuels hors ligne, sur tablette, ou imprimés. Lelivrescolaire.fr emploie une quarantaine de personnes.

Il faudra toutefois trouver des relais de croissance après 2017, "dans le parascolaire avec notre service Afterclasse, et à l’étranger", prévoit Raphaël Taieb.

Numérique : le plan des paradoxes

 

Le plan numérique démarre alors que des doutes émergent sur sa pertinence pédagogique. Un budget est prévu pour l’achat de contenus, mais les éditeurs l’offrent gratuitement.

 

Cette fois, ça y est : le grand plan numérique pour l’école est lancé dans 1 510 collèges dont les élèves recevront un terminal individuel, en général une tablette. Etalé jusqu’en 2018, ce plan devrait s’étendre à tous les établissements et leurs 3,2 millions de collégiens. Un autre appel à projet sera lancé en novembre. Un budget de 30 euros par élève et par enseignant est réservé aux contenus, soit une centaine de millions d’euros au total. L’an dernier, le numérique scolaire a culminé à 5 millions d’euros de recettes.

Il faut y ajouter une banque de ressources en français, histoire, mathématiques, sciences et en langues, baptisée Myriaé et diffusée par le réseau Canopé. Un marché de 18 millions d’euros sur trois ans, divisés en 14 lots dont 10 ont été attribués, lors de l’appel d’offres du printemps dernier, à Bayard, Belin, Hachette Education, Hatier et Nathan, associés à des partenaires et à des prestataires techniques.

Paradoxes

C’est un plan calibré pour les effets d’annonce électorale, juge Vincent Olivier, fondateur du Web pédagogique, un site communautaire d’enseignants qui ambitionne de développer la fourniture de contenus scolaires, mais n’a remporté aucun des lots mis en lice. Ce programme accumule en tout cas les paradoxes. Il démarre alors que les premiers retours d’expérience de pays de l’OCDE ayant précédé la France dans le numérique scolaire ne donnent pas de résultats encourageants, selon le dernier rapport Pisa. Et, situation rare, en dépit des subventions promises à hauteur de 50 % du coût du matériel, le ministère de l’Education nationale a dû relancer les départements responsables des collèges.

C’est qu’eux aussi soupçonnent une manœuvre électoraliste ; mais leur scepticisme n’est pas que politique : un récent rapport du Sénat pointe les incertitudes de résultats sur les apprentissages. Les élus locaux doutent aussi du renouvellement de l’aide de l’Etat après 2018, alors qu’une attente sera créée dans les familles. D’où une certaine lenteur de la mise en œuvre, qui se traduira par une arrivée des équipements pour les 175 000 collégiens concernés dans le courant de l’automne, et des achats de contenus numériques fin 2016-début 2017, prévoient les éditeurs. Tabuléo, premier libraire numérique scolaire, a ainsi parmi ses clients presque uniquement des établissements privés, dont certains ont complètement abandonné les manuels papier, témoigne Gaël Leveneur, un des cofondateurs.

Enfin, dernier paradoxe, alors qu’un budget pour l’achat de contenus est prévu dans ce programme, les éditeurs ont généralisé l’offre gratuite de la licence individuelle numérique pour les collégiens disposant d’un manuel papier. Magnard a lancé le mouvement, reprenant une initiative testée par Nathan Technique en 2013. "Ce n’est pas la première fois qu’il y a des crédits, et pour lancer l’usage du numérique, il faut donner massivement l’envie d’essayer", justifie Mahin Bailly, directrice générale de Magnard.

Stupéfaction inquiète

Tous les éditeurs ont suivi, entraînant une stupéfaction inquiète chez les libraires. "C’est gratuit, donc tous les collèges nous demandent la licence numérique en plus du papier. Qui va se charger d’installer ces manuels numériques, qui va payer pour ce travail ?" demande Frédéric Fritsch, gérant de la LDE à Strasbourg. "La procédure est très simple, et les établissements peuvent passer par nos plateformes", veut rassurer Stéphane Derlet, directeur commercial éducation de Nathan.

Plaidoyer pour une école sans écrans

Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.- Photo EUGÉNIE BACCOT/SEUIL

"Le plan numérique en cours est une aberration, une escroquerie sociale et intellectuelle", affirment Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, coauteurs d’un vigoureux "plaidoyer pour une école sans écrans", publié cette semaine au Seuil.

S’appuyant sur son expérience d’ingénieur pour l’un, d’enseignante en histoire-géographie pendant deux ans pour l’autre, ils instruisent uniquement à charge le procès de l’école numérique, qualifiée de "désastre". Rappelant l’historique de multiples et coûteux plans d’équipement à la réussite pédagogique incertaine, ils s’appuient sur le récent rapport Pisa qui constate l’absence d’amélioration des résultats des élèves dans les pays qui ont pourtant beaucoup investi dans le numérique à l’école. "C’est avant tout une bonne maîtrise des fondamentaux qui permet d’être performant dans toutes les matières, y compris en informatique", insistent-ils, en faisant référence à une synthèse de multiples recherches publiée en 2014 chez Retz, plus pratique que polémique (Apprendre avec le numérique : mythes et réalités, Franck Amadieu, André Tricot).

Philippe Bihouix et Karine Mauvilly dénoncent plus largement une société du tout numérique irrationnelle, inégalitaire, polluante, dangereuse pour la santé, dispendieuse, et regrettent que l’école ne soit pas un lieu de résistance. Ils listent dans un dernier chapitre quelques exemples de pédagogie efficace et sans écran, et placent en tête la fréquentation de la bibliothèque de l’école. La virulence du ton devrait leur assurer quelques invitations lors de débats pour porter la contradiction aux promoteurs de ce plan qu’ils rejettent. Leur livre ne sera pas publié en version numérique, ce dont ils remercient leur éditeur.

Le désastre de l’école numérique : plaidoyer pour une école sans écrans de Philippe Bihouix et Karine Mauvilly. Seuil, 17 euros, 240 p. Tirage : 4 000 exemplaires. Parution : 25 août. ISBN : 978-2-02-131918-7.

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