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Six grands procès 1/6 : l’affaire Bovary ou l’obsession de la censure

Gustave Flaubert à Nohant par Maurice Sand, 1869. - Photo DR/Archives Livres Hebdo

Six grands procès 1/6 : l’affaire Bovary ou l’obsession de la censure

Avec le récit de la procédure pour outrage aux bonnes mœurs qui a frappé, en 1857, le chef-d’œuvre de Flaubert, l’avocat Emmanuel Pierrat inaugure une série de six articles retraçant des procès qui ont marqué l’histoire des relations de l’édition avec la justice.

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Par Emmanuel Pierrat,
Créé le 10.11.2016 à 00h33 ,
Mis à jour le 10.11.2016 à 09h36

Le recul de l’histoire nous autorise cet humour facile : grâce au substitut Pinard, 1857 restera comme un grand millésime, un cru d’exception de la censure littéraire. Flaubert traduit en justice en janvier pour Madame Bovary ; Baudelaire en août pour Les fleurs du mal et Eugène Sue en décembre pour Les mystères du peuple. Cette année-là, Ernest Pinard fut animé, au nom du ministère public, d’une frénésie moralisatrice que même la mort d’Eugène Sue avant son procès n’arrêta pas : son éditeur et son imprimeur furent condamnés à sa place.

Le substitut Ernest Pinard, photographié par Bertall et Hippolyte Bayard en 1860.- Photo DOMAINE PUBLIC/BNF GALLICA

Dans ces trois affaires, outre un même censeur, se retrouve une même loi à l’origine des poursuites : celle du 17 mai 1819. Elle sanctionnait - Restauration oblige - "tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs".

Psychologie des magistrats

La première victime de ce texte fut, en 1821, Paul-Louis Courier pour Simple discours, un pamphlet contre l’aristocratie qui lui valut de croupir deux mois derrière les barreaux. Une peine somme toute clémente quand on sait que le procureur du roi, Claude Jacquinot de Pampelune, avait, dans un excès de zèle, réclamé douze ans de prison ! Les frères Goncourt (en 1853) ou Xavier de Montépin (en 1857) figurèrent parmi les autres victimes célèbres de la loi de 1819.

Mais c’est Gustave Flaubert qui, près de quarante ans après l’adoption du texte, va créer un précédent, et pas seulement parce qu’il est, chronologiquement, le premier des accusés de la cuvée 1857. Toute loi de censure s’apprécie par les circonstances de sa mise en œuvre plutôt que par son énoncé littéral. En l’occurrence, la notion "d’outrage à la morale publique ou aux bonnes mœurs" ouvre le champ aux interprétations les plus larges comme les plus restrictives. Alors que la mise en marche de la machine judiciaire nous renseigne utilement sur la psychologie (ou le degré de zèle ou de soumission) des magistrats qui poursuivent, ainsi que sur la hardiesse des créateurs poursuivis. Dans le cas du procès de Flaubert, l’exceptionnel va le disputer à l’inédit.

"L’exceptionnel", c’est l’obstination du censeur, Ernest Pinard. Né en octobre 1822 à Autun, il n’a donc que 34 ans en janvier 1857. Il a obtenu son diplôme de droit onze ans plus tôt et, après avoir d’abord tâté du métier d’avocat, il passe de l’autre côté du prétoire et devient, en 1849, substitut du procureur à Tonnerre, dans l’Yonne.

Pétri de convictions catholiques, inculquées par sa mère, c’est aussi un farouche partisan de l’ordre. Il a applaudi des deux mains le coup de force de Louis Napoléon Bonaparte qui a mis un terme à la "chienlit" de 1848. Quelques mois après la promulgation du second Empire, Pinard est promu, en 1853, à Paris, au tribunal de la Seine.

Alors qu’une grande partie de la littérature consacrée aux procès de 1857 le désigne à tort comme "procureur impérial", Pinard n’est toujours, en réalité, que substitut du procureur. Et c’est bien là le plus extraordinaire ! Car le procureur impérial en titre, Félix Cordoën, nommé en 1856, est un homme mesuré qui a, d’emblée, perçu les qualités littéraires de Madame Bovary et compris que l’affaire serait "délicate". Probablement devine-t-il le sort que la postérité réserverait au censeur d’une telle œuvre. Cependant, il craint que d’autres ne s’engouffrent dans la brèche ouverte par Flaubert et n’aillent plus loin encore. Pinard, partisan d’en découdre, se porte volontaire pour monter au front. Belle abnégation !

D’abord en feuilleton

"L’inédit", c’est bien sûr la nature même du roman de Flaubert, son réalisme, qui faisait redouter, à juste titre, au procureur Cordoën qu’il n’inspire des imitateurs.

Né en décembre 1821, Gustave Flaubert a le même âge, à un an près, que son censeur Ernest Pinard. Il n’a encore rien publié, et presque rien écrit, sinon, en 1849, une première version de sa Tentation de saint Antoine, connue seulement de quelques amis, dont Maxime Du Camp.

En 1851, il s’est attelé à son premier roman, largement inspiré, mais pas seulement, d’un fait divers ayant déchaîné les passions en 1840 : la condamnation aux travaux forcés de Marie Lafarge, une bourgeoise de province suspectée d’avoir empoisonné son mari à l’arsenic. Flaubert va mettre près de cinq ans pour construire son personnage d’Emma Bovary, cette femme assoiffée d’absolu qui choisira, elle, la voie du suicide.

Au printemps 1856, le manuscrit est prêt. Le fidèle Maxime Du Camp se charge de le transmettre à Léon Laurent-Pichat, le directeur de la Revue de Paris. Comme c’est souvent le cas à cette époque, le roman paraîtra d’abord en feuilleton dans la revue. La première livraison est prévue pour le 1er octobre et la suite doit courir jusqu’en décembre. Mais Du Camp et Laurent-Pichat ont parfaitement conscience du "brûlot" que représente Madame Bovary.

Flaubert brosse son intrigue à la manière d’un observateur parfaitement neutre. Même lorsque Emma se vautre dans l’adultère, il ne juge pas : il se contente de raconter. Craignant la censure des autorités, Du Camp et Laurent-Pichat imposent des coupes à Flaubert. Ce dernier, furieux, menace de les attaquer en justice. Au final, Flaubert se résout au caviardage mais, sur son insistance, la revue publie dans son numéro du 15 décembre une note très sèche, de sa main, dans laquelle il dénonce les méthodes de ses éditeurs. Las ! Cette querelle aura probablement contribué à attirer l’attention de la justice sur Madame Bovary.

Vision manichéenne

Le 24 décembre, Flaubert signe un contrat pour la publication de son roman avec Michel Lévy, fondateur, en 1836, d’une maison d’édition avec ses frères Nathan et Kamus, que ce dernier reprendra, à la mort de Michel, en 1875, en changeant son nom en Calmann. Trois jours plus tard, il apprend qu’une instruction judiciaire est ouverte. Flaubert veut d’abord se persuader que l’affaire est politique. La Revue de Paris, ouvertement républicaine, est dans le collimateur du pouvoir - elle sera d’ailleurs interdite en 1858. Mais c’est uniquement au nom des bonnes mœurs et de la religion que le substitut Pinard fourbit ses armes, et ce sont bien les aventures d’Emma Bovary qui sont visées.

Le procès s’ouvre le 29 janvier 1857, à la sixième chambre du tribunal correctionnel. Dans son réquisitoire, le substitut Pinard commence par raconter le roman, ou du moins ce qu’il en a compris. Car ses propos trahissent un homme à l’imaginaire étroit et encore appauvri par sa vision manichéenne du monde. Bien loin des pensées que Flaubert prête à Emma et de la psychologie subtile et complexe dont il l’investit, Pinard qui, ensuite, multiplie les citations du roman, ne voit que "lascivité" (c’est son grand mot) et ne semble avoir retenu de sa lecture que le plus scabreux.

Sa charge finale est aussi un manifeste politique, une prise de position très claire quant au rôle dévolu à la littérature et aux formes artistiques en général, dont la vocation ne doit viser qu’à l’édification des masses : "L’art sans règle n’est plus l’art ; c’est comme une femme qui quitterait tout vêtement. Imposer à l’art l’unique règle de la décence publique, ce n’est pas l’asservir mais l’honorer. On ne grandit qu’avec une règle."

Pour sa défense, Flaubert a fait appel à Jules Sénard, natif comme lui de Rouen, ténor du barreau, vieil ami de la famille et ancien ministre de l’Intérieur, en 1848. Dans sa plaidoirie, Sénard s’ingénie à prendre le contre-pied du censeur : là où Pinard ne voit que subversion, l’avocat ne voit qu’édification. Cependant, le grand coup, l’argument décisif et génial qui va laminer la stratégie de l’accusation, c’est le recours aux illustres maîtres de la littérature française et à leurs ouvrages, dans lesquels Sénard s’emploie à puiser des passages autrement scabreux que ceux incriminés par Pinard.

Marqueurs de l’époque

Dans une lettre à son frère Achille, resté à Rouen, et datée du 31 janvier, Flaubert rapporte que "le ministère public se tordait sur son siège". Et il exulte : "Nous l’avons accablé sous les citations de Bossuet et de Massillon, sous des passages graveleux de Montesquieu, etc. ! C’était chouette et j’avais une fière balle."

Le tribunal rend son jugement le 7 février. Flaubert n’écope que d’un simple blâme. Deux mois plus tard, Madame Bovary paraît chez Michel Lévy. Le succès est immédiat : en juin, 7 000 exemplaires sont déjà vendus. Il ne se démentira plus.

Flaubert a réussi son entrée en littérature, mais il est amer : il aurait évidemment préféré ne devoir son succès qu’à l’Art, et non au scandale judiciaire. L’affaire sourit aussi à Pinard. Son zèle de 1857 sera largement récompensé : en 1858, il obtient la Légion d’honneur. Puis Napoléon III le nomme au Conseil d’Etat et, en 1867, il est même propulsé ministre de l’Intérieur. La chute de l’Empire sonne sa disgrâce. Pinard finit exilé en province.

En 1892, alors que Madame Bovary est déjà un classique, il publie ses souvenirs chez Edmond Dentu et tente de justifier son attaque ratée du chef-d’œuvre flaubertien : "Le parquet avait signalé la voie nouvelle où s’engageait le roman. Le devoir était rempli." La formule prête à sourire : ainsi donc, Flaubert n’aurait été traduit en justice que pour signifier au monde que le genre romanesque devenait "réaliste" ? Et, cependant, c’est un peu vrai : les censeurs sont, aussi, des marqueurs de leur époque.

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