Avant-critique Roman

Sue Rainsford, "Jours de sang" (Aux Forges de Vulcain)

Sue Rainsford - Photo © Philippe Matsas/Aux Forges de Vulcain

Sue Rainsford, "Jours de sang" (Aux Forges de Vulcain)

Entre effroi et poésie, la dystopie de Sue Rainsford dépeint la vie de jumeaux sous l'emprise de l'ancien chef d'une communauté hantée par l'apocalypse.

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Par Sean Rose
Créé le 22.05.2024 à 09h00

Son nom est rouge. Rouge est la couleur qui domine le nouveau roman de Sue Rainsford, Jours de sang. Écarlate, cramoisi, rouille... toutes les nuances de ce ton chaud gagnent cette communauté de bord de mer désolée. Tout y devient rouge. Pour empêcher ce rougeoiement universel, il faut prier cette force occulte et supérieure nommée Tempête. C'est qu'on s'attend à la fin du monde, l'apocalypse approche. On appréhende l'échéance en proférant des incantations : « À genoux, les yeux vers le ciel / Nous prions le ciel / Viens, Tempête ! / Ainsi repoussons-nous le rouge. » Tout le monde se sent coupable sans savoir de quoi au juste. Exister, c'est être coupable, la culpabilité coule dans les veines, alors on sacrifie, on se mortifie, on se mutile... Et à la fin, tout le monde a fui, sauf des jumeaux, Adam et Anna. Leur mère les a abandonnés, laissant derrière elle pour seule trace une tache de sang sur le plancher de sa chambre, l'indélébile reliquat d'une proie qu'elle a chassée... Le frère et la sœur ont grandi. Ils sont des jeunes adultes, et subjugués par l'autorité toxique de Koan, jadis chef de la communauté, ils font le guet à tour de rôle, Anna de nuit, Adam de jour, tout en implorant Tempête. Un jour revient Matthew, un ancien de la communauté...

Dans Jusque dans la terre, son premier roman, Sue Rainsford mettait en scène un guérisseur et sa fille qui soignaient les gens du village d'à côté. Ces thaumaturges qui se révélaient ne pas être humains enterraient les organes malades afin qu'ils se restaurent au sein de la terre. La fille allait se lier d'amour avec l'un des villageois... Entre conte fantastique et roman gothique, la romancière et critique d'art irlandaise réussissait à instiller de manière fort singulière une atmosphère d'épouvante sourde. Ici, l'effet est amplifié, la fiction est polyphonique, voire symphonique - veine Crépuscule des dieux -, ce qui en exacerbe l'étrangeté. Les points de vue des jumeaux et d'autres protagonistes − le vieux Koan, Tabatha, « amie par intermittence de Maman » et compagne de Matthew... − s'enchevêtrent sans forcément qu'on puisse démêler clairement l'écheveau de la chronologie. Le lecteur, captivé par le style unique de Rainsford, foisonnant d'imaginaire surréaliste et pulsant à un rythme incantatoire, se laisse emporter par cette vague rougeoyante qui submerge le quotidien des millénaristes sur le qui-vive. Peuplant son récit de méduses, d'oiseaux nyctalopes, de visions hallucinées, Sue Rainsford est reine dans la peinture du cauchemardesque : « [...] Un moment de panique s'emparait de nous dès le réveil. Un oiseau heurte une fenêtre, les rideaux prennent feu - ce genre d'émotion en mille fois plus intense. Un état d'alarme qui fait mal. Le corps se tend, là où autrefois il était décontracté, la peau devient calleuse, là où autrefois elle était douce. Chaque instant de veille, une meurtrissure, comme si on marchait au travers de fils barbelés. » Et l'on sent bien, sans que cela soit explicite, que l'autrice, par la force de l'écriture, revient à des thèmes déjà traités métaphoriquement dans la première fiction : pulsion de vie, de mort, morbide attraction de l'organique, ambiguïté du désir.

Sue Rainsford
Jours de sang
Aux forges de Vulcain
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 21 € ; 368 p.
ISBN: 9782373057713

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