Avant-critique Fantastique

Chris Vuklisevic, "Du thé pour les fantômes" (Denoël)

Chris Vuklisevic - Photo © DR/Denoël

Chris Vuklisevic, "Du thé pour les fantômes" (Denoël)

Des jumelles élevées dans une bergerie de l'arrière-pays niçois recherchent l'âme errante de leur mère morte brutalement : Chris Vuklisevic réhabilite brillamment le roman de fantômes.

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Par Cédric Fabre
Créé le 02.05.2023 à 09h00

Passeuse de fantômes. La narratrice, dont on ne connaîtra l'identité et les motivations qu'à la fin du roman, restitue l'histoire d'une étrange famille, telle qu'elle lui a été rapportée par une certaine Félicité, une femme devenue spécialiste des thés et « passeuse de fantômes » : elle aide les âmes errantes à quitter définitivement le monde des vivants. Félicité et sa sœur Agonie sont nées dans un hameau, Bégoumas, non loin de la vallée des Merveilles. Leur père, un berger solitaire, est mort peu après leur naissance. Leur mère Carmine, qui les a élevées seule, cachait et protégeait des mystères anciens. Capable de déclencher des tornades destructrices, elle aimait ses deux filles et les élevait du mieux possible malgré leurs comportements singuliers : Félicité avait, petite, de longs cheveux blancs que les enfants de l'école lui arrachaient ; Agonie, elle, a toujours rejeté des papillons noirs par la bouche dès qu'elle prenait la parole et elle était capable de faire pousser des plantes carnivores en crachant au sol. Des décennies plus tard, les deux sœurs, qui ont vécu séparées depuis l'âge de seize ans, se retrouvent : leur mère vient de mourir subitement et son fantôme a disparu. La narratrice elle-même enquête sur un autre phénomène : pourquoi et comment le hameau de Bégoumas a-t-il été abandonné et déserté par ses habitants dans la nuit du 15 au 16 août 1956 ?

Ce très curieux et obsédant roman constituerait presque un antiguide de l'arrière-pays niçois, sur les pas d'une femme entourée de fantômes qui, se considérant comme une sorte de détective, a décidé de faire le ménage dans le monde des morts. La narratrice prévient d'emblée le lecteur que seules la fiction et une sorte de foi obscure peuvent donner un sens à nos existences : « Et comme je ne dirai que le vrai, il n'y aura sans doute là-dedans pas grand-chose de réel. » Les jumelles vont donc chercher ensemble le fantôme de Carmine, entre la vallée des Merveilles et l'Espagne, où sont nés les parents de leur mère il y a plus de trois siècles. Elles boivent alors des « étranges-thés » avec divers fantômes qui sont autant de témoins de l'histoire, retrouvent le carnet secret de Carmine, et rencontrent enfin les esprits de leurs grands-parents, une nourrice-oracle et un majordome-cartographe. On croise des troupeaux de théières sauvages, un président du Conseil régional qui tente de faire passer définitivement dans l'au-delà le fantôme de sa propre mère, ainsi que des membres d'une association de liseurs de tombes...

C'est finalement un magnifique roman sur la puissance des sentiments, aussi contraires soient-ils, qui (ré)unissent des sœurs jumelles liées par une même impression d'étrangeté face au monde des vivants − ces derniers apparaissant comme les véritables fantômes du quotidien. Il s'agirait presque d'une enquête dans les plis de notre mémoire à la fois intime et collective, dans laquelle chaque lecteur et lectrice, de manière un peu magique, se reconnaîtra.

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