Avant-critique Fantastique

Peng Shepherd, "Les Cartographes" (Albin Michel)

Peng Shepherd - Photo © Rachel Crittenden

Peng Shepherd, "Les Cartographes" (Albin Michel)

Dans un roman au charme troublant, Peng Shepherd campe une cartographe aux prises avec des créateurs de cartes falsifiées qui donnent paradoxalement du monde une image plus nette.

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Par Cédric Fabre
Créé le 29.03.2023 à 16h00

Mauvais plans. Il y a sept ans, la vie de Nell a basculé. À la suite d'une violente dispute avec son père, elle a quitté son poste de chercheuse en cartographie à la fameuse New York Public Library, puis a plaqué son petit ami Félix. Elle n'a jamais revu ni l'un ni l'autre et a trouvé un autre emploi. Elle travaille désormais à dénicher de vieilles cartes géographiques, qu'elle scanne, imprime et dont elle délave ensuite les tirages afin de leur donner une patine ancienne qui leur permettra d'être vendus comme objets de décoration à des particuliers avides d'antiquités en toc.Nell est consciente de n'être devenue qu'une faussaire au rabais, alors qu'elle admire tant les véritables génies de la cartographie qui, eux, truffaient leurs cartes d'erreurs délibérées et de noms de lieux inventés − un gage d'authenticité mais aussi une façon pour l'artiste de signer et de rendre unique son œuvre. Un jour, elle apprend le décès brutal de son père, le réputé docteur Young, vraisemblablement assassiné alors que le matin même, il avait tenté de la joindre. Elle se retrouve avec une carte routière mystérieuse entre les mains, un plan de l'État de New York établi en 1930, sur lequel elle découvre la mention d'une ville qui n'existe pas. Elle réalise alors que tous les autres exemplaires de cette carte ont été détruits ou volés... Interrogeant les anciens amis de son père, alors qu'elle se sait épiée et en danger, elle découvre l'existence passée d'un club secret baptisé « Les Cartographes », auquel appartenaient son père et sa mère, cette dernière étant morte tragiquement dans un incendie quand Nell était enfant. Les Cartographes travaillaient à une œuvre ambitieuse, une collection de cartes baptisée « L'Atlas du rêveur », avant qu'ils ne se disputent et se séparent. Félix réapparaît dans la vie de Nell et lui propose son aide : il travaille pour une société informatique qui établit des logiciels de surveillance et de sécurisation des collections d'art, une entreprise dirigée par un milliardaire que personne ne connaît ni n'a jamais croisé. Nell fait alors une trouvaille stupéfiante : certaines cartes agrémentées de « lieux fantômes » rendent ces mêmes lieux réels et physiques si l'on s'y rend avec elles en main.

En jouant avec le fantastique, très habilement et sur le mode du thriller, Peng Shepherd explore finalement les territoires secrets de l'âme humaine et les sentiments jusque-là non répertoriés de proches que l'on croyait connaître. La carte géographique ne sert-elle finalement qu'à « rassembler les individus », comme le suggère Félix ? Dans la lignée de son sublime premier roman, le postapocalyptique Livre de M, qui avait pour épicentre une bibliothèque, l'autrice met en lumière cette tendance des êtres humains à baliser leur histoire d'apocryphes et d'événements fictifs − peut-être la seule façon de rendre viable tout avenir.

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